Et si on changeait de paradigme critique ? Et si, plutôt que de s’attacher aux seuls livres, avec le risque de se faire l’esclave consentant de la tyrannie du sujet, on réhabilitait cette "politique des auteurs" chère aux cinéphiles des années 1950, garantie d’une lecture "panoramique" de l’œuvre tout entière, d’une "contextualisation" de chaque nouveau livre en son sein. Alors peut-être s’apercevrait-on que, parmi d’autres fulgurantes réévaluations, l’œuvre romanesque de Dominique Barbéris est l’une des plus essentielles, secrètes, fragiles et singulières de ce temps. S’il fallait en retrancher quelque chose, ce serait justement sa discrétion, alors que celle-ci lui est justement consubstantielle. Chez l’auteure des Kangourous, de Quelque chose à cacher ou de Beau rivage (Gallimard, 2002, 2007 et 2010), le silence, l’indécidabilité du réel, la confusion des apparence, sont au cœur même du projet romanesque. Ses livres ne sont que frôlements et failles et se répondent en un écho plus ou moins assourdi.
Ainsi en va-t-il de L’année de L’éducation sentimentale, le huitième roman de Dominique Barbéris. Il est à la fois un "pas de côté" dans l’œuvre, maraudant dans les jardins de la comédie, même cruelle (on pense souvent à l’acidité du Chaînes conjugales de Mankiewicz), et pourtant parfaitement emblématique de la manière de son auteure, laissant peu à peu apparaître les gouffres de solitude et de chagrin, la folie, pour tout dire, des personnages.
Soit donc, trois femmes. Muriel, Anne et Florence se sont connues sur les bancs de la fac. C’était le temps de la mort de Claude François, de l’orage de la nuit du 10 mai 1981, des vacances en Italie, des rengaines idiotes ("Sara perche ti amo…") le temps des cours sur Flaubert et son Education sentimentale, celui des garçons aussi. Les années ont passé, les garçons également pour la plupart, et les filles, devenues, concernant Anne et Florence, professeures, se retrouvent dans une maison à la campagne où vit désormais loin de tout, de son mari qui l’a quittée, de ses rêves de jeunesse, Muriel. Bien sûr, ce séjour sera pour chacune d’elles un rendez-vous, moins avec leur jeunesse que la suite de rendez-vous manqués qui a suivi, une vie en somme. Dominique Barbéris accompagne chacune avec humour et délicatesse. On appliquera à son livre ce qu’un vieux spécialiste de Flaubert dit à Anne de L’éducation sentimentale : "Un roman dans lequel rien ne se passe. Rien n’arrive… Pas de sujet. Rien de décisif, la vie, n’est-ce pas, la vie…"
Olivier Mony