20 août > Roman Espagne

Au début, il y a une scène. Une scène d’accident. Une de ces scènes que Pierre Jean Jouve disait initiales. Sur une route près d’Ibiza, durant l’été 1978, une femme, une jeune femme, à travers un pare-brise. Elle est immense, ses jambes semblent ne jamais devoir se terminer, elle n’a pas de nombril, elle est morte. Pour Hubert et Gabriel, deux jeunes hommes venus de Paris, qui, conduisant sous l’empire de stupéfiants, ont causé l’accident, ce sera désormais "la première femme", vers le corps démantibulé de laquelle tout les ramènera toujours. Ce sera aussi la dernière, celle qu’ils chercheront à travers toutes les autres, qu’ils aimeront, qu’ils perdront. De la vie, qui sera désormais la leur, des trente années qui suivront, faites de succès, de films réalisés, de romans publiés, ils ne connaîtront pourtant plus que cela, cette quête hallucinée de voir se rouvrir à nouveau pour eux les portes de la perception. Comme le héros du Vertigo d’Hitchcock, film de chevet pour chacun d’eux, ils retrouveront "la première", d’abord sous les traits de Carmen, qu’ils perdront à Barcelone. Plus tard, à Paris cette fois, Gabriel devra faire le deuil de Meriem. L’éternel retour est d’abord celui du même merveilleux cauchemar.

Les hémisphères, récit furieux de cette errance aux confins de la mort et de la folie, est le troisième roman de Mario Cuenca Sandoval, le deuxième traduit après Le voleur de morphine (Passage du Nord-Ouest, 2012, réédité chez Points cette rentrée). C’est un livre fou, un livre fleuve, un livre monde. Ses hémisphères sont d’abord ceux des deux parties qui le composent, Le roman de Gabriel et Le roman de María Levi, où le "lâcher-prise", sur fond de road-movie et de "circumnavigation" autour d’un volcan, devient un art poétique. C’est aussi, bien sûr, Hubert et Gabriel réunis, comme deux faces d’une même pièce. C’est peut-être l’Espagne et la France, entre lesquelles se déploie cette fiction spéculative. C’est sûrement, enfin, le romancier et son lecteur, à qui il sera demandé de s’impliquer vraiment dans ce chaos émotionnel et narratif, afin d’en extraire, si peu que ce soit, l’intime vérité. Les hémisphères commence comme un roman de J. G. Ballard et se poursuit dans la démesure foutraque et violemment poétique d’un Rodrigo Fresán. Rien ici qui ne soit pas absolument moderne, c’est-à-dire générant sa propre critique de la modernité. Rien qui ne soit pas aussi de la plus belle des ambitions. Loué soit Mario Cuenca Sandoval de parvenir à nous faire croire que la littérature, faute de sauver le monde, peut sans doute essayer de le réinventer encore. O. M.

Les dernières
actualités