Y a-t-il une vie après le Nobel ? La question, eu égard à certains exemples récents où le prix apparaît comme moins anthume que "pré-posthume", peut légitimement se poser. Et Patrick Modiano n’a jamais fait mystère du bouleversement que fut pour lui l’obtention en 2014 du plus prestigieux des prix littéraires. Voilà trois ans en tout cas, depuis la parution de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (Gallimard, 2014), qu’il ne nous avait donné ni nouvelles ni roman. C’est chose faite aujourd’hui avec deux courts textes, un récit rêveur, nocturne et très dans sa manière, Souvenirs dormants, et une pièce de théâtre, Nos débuts dans la vie. Deux textes dont la parution simultanée n’est certainement pas à mettre sur le compte du hasard tant ils se répondent, se complètent, précisant là le motif, offrant ici une ligne de fuite.
Soit donc, dans les deux cas, un mince volume, un jeune homme, Jean, un temps, les années 1960 (quand dira-t-on enfin que c’est bien cette décennie, celle de la jeunesse, dont tout procède, qui est au cœur de l’œuvre de Modiano, bien plus encore que les années grises de l’Occupation et de l’épuration ?), une ville, Paris, des jeunes femmes, apparitions destinées à se dissiper sur le fil de l’horizon, le tremblé du réel, l’indécision du souvenir.
Dans Souvenirs dormants, qui n’est pas un roman mais plutôt un récit semé de trous, une chanson psalmodiée par un somnambule, on retrouvera sans plus désormais aucun souci d’arguments narratifs, de causes et de conséquences, ce qui fait la densité des dernier livres de son auteur, du Café de la jeunesse perdue à L’herbe des nuits (Gallimard, 2007 et 2012), l’attrait pour l’ésotérisme, pour les "failles" du temps, pour les hôtels douteux et les appartements vides, et pour les personnages féminins comme autant d’Eurydice en leurs enfers plus ou moins familiers. Il y en a six ici, autant de fugueuses, quelques amnésiques et peut-être même parmi elles une meurtrière. Qu’importe, elles sont toutes les mêmes, figures de l’éternel retour, toutes posées là dans les contre-allées de la mémoire du narrateur, toutes perdues et toutes retrouvées.
Nos débuts dans la vie précise le tir. Là aussi, sur la grande scène des années 1960, un jeune homme s’essaie au métier de vivre. Il a 20 ans peut-être, envie d’écrire, et une fiancée, Dominique, qui joue La mouette de Tchekhov dans un théâtre parisien. Jean a surtout sa mère, Elvire, dans un théâtre voisin, qui ne joue, elle, qu’une pièce de boulevard, et, rôdant autour de lui et de Dominique comme un mauvais génie dévoré d’amertume et d’impuissance, Caveux, son beau-père, écrivain raté, médiocre patenté. C’est une jeunesse qui passe ainsi entre angoisse et fatigue, entre nuits blanches et oubli. Avant de se reconnaître enfin. Seul. Tellement seul.
Olivier Mony