"Si Herr Dr Goebbels veut bien prouver d’abord son ascendance, alors j’en ferai de même." L’insubordination n’a pas plu, surtout de la part d’un espion allemand dont la mère est éthiopienne, le père russe et le grand-père juif polonais converti au protestantisme. Elle donne la mesure du caractère et du courage de Jona von Ustinov, dit Klop Ustinov (1892-1962).
A l’arrivée au pouvoir des nazis, l’ancien aviateur allemand devenu journaliste supporte de moins en moins le nouveau régime et se met au service des Britanniques. En 1935, il intègre le fameux MI5 sous le nom de code U35 et va jouer d’une arme redoutable : la séduction. Cet homme pugnace parle plusieurs langues, tient l’alcool comme un tonneau de brandy et aime les femmes. Trop au goût de la sienne, Nadia Benois, une artiste peintre avec laquelle il s’installe à Londres. Dans sa demeure, ce brouilleur d’esprit donne des fêtes somptueuses, informe, désinforme et parvient à placer une taupe au sein des services de renseignements nazis. Il reçoit aussi chez lui des officiers allemands qui veulent en finir avec Hitler. Bref, il tente de faire changer le cours de l’Histoire. Pendant ce temps, son fils Peter côtoie, à l’école d’art dramatique Laurence Olivier, Alec Guinness et Michael Redgrave.
Klop est lui-même manipulé par Kim Philby, l’un des cinq fameux espions de Cambridge à la solde de Staline avec Blunt, Burgess, Maclean et Cairncross, car après la Seconde Guerre mondiale commence la guerre froide. Klop poursuit ses activités. Dans le Lisbonne de Salazar, véritable nid de trafiquants et de traîtres, il intrigue avec des agents doubles du MI6.
Peter Day, journaliste pour The Mail on Sunday, auteur d’un ouvrage sur "Les amis de Franco" (Biteback, 2011) où il montre comment les agents britanniques ont assis le pouvoir du Caudillo, explique ici comment Klop a joué un rôle dans l’exfiltration du Croate pronazi Ante Pavelic, l’un des pires criminels de guerre, sur les terres vaticanes.
Peter Day déroule cette vie fascinante au rythme des affaires les plus tordues. La fameuse roue de l’histoire est très John le Carré. On se demande comment Klop s’y retrouve entre les faux amis, les vrais ennemis et les Mata Hari dans un monde de tromperie. Son fils, Peter Ustinov, aura des mots peu amènes pour ce père infidèle dont les frasques lui sont révélées par l’ouverture des archives. "Il m’est difficile de comprendre comment on peut avoir envie de devenir espion, même pour des raisons financières. Je serais incapable de reconnaître un secret si j’en voyais." Pas Klop. Il avait même le don pour les dénicher, à un poste frontière, dans une chambre à coucher ou dans une prison, mais toujours au service de Sa Majesté et de la liberté. "Il n’y aura pas de paix tant que les hommes n’auront pas appris que vivre pour son pays est une tâche plus noble et plus ardue que mourir pour celui-ci." A travers le portrait de cet agent très spécial, très ingénieux et surtout très secret, Peter Day rappelle que cette liberté-là se paie au prix fort, au détriment de la transparence, de la vérité et de la morale. Laurent Lemire