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TVA numérique : changer la directive européenne ?

Monument à l’euro, Francfort. - Photo Olivier Dion

TVA numérique : changer la directive européenne ?

La France n’a pas de marge de manœuvre dans l’application de l’arrêt interdisant la TVA réduite sur le livre numérique. Il faut donc changer la directive européenne, mais plusieurs Etats s’y opposent plus ou moins ouvertement.

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Par Hervé Hugueny,
Créé le 13.03.2015 à 00h34 ,
Mis à jour le 17.03.2015 à 11h27

Pierre Moscovici est-il devenu un commissaire européen rigide, ou laissera-t-il surgir un peu de son passé français ? L’ancien ministre de l’Economie et des Finances, qui avait entériné le retour de la TVA à 5,5 % sur le livre imprimé et numérique au 1er janvier 2013, était auditionné par les députés français, mercredi 11 mars, après notre bouclage. La TVA numérique devait figurer dans la liste des questions évoquées.

En tant que commissaire européen chargé des affaires économiques et financières, de la fiscalité et de l’union douanière, il est directement responsable du dossier. Dans le fonctionnement européen, son rôle équivaut à celui d’un ministre, responsable politique d’une administration, en l’occurrence la Direction générale Taxes et union douanière (DG Taxud). Dirigée par l’Autrichien Heinz Zourek, elle s’occupera des suites de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Le 5 mars, la Cour a confirmé ce que la Commission lui demandait, et qui ne faisait aucun doute même en France : vue de la directive TVA, l’application d’un taux réduit sur le livre numérique est interdite. La Taxud est un repaire d’idéologues opposés par principe aux taux réduits, estime Anne Bergman, directrice de la Fédération européenne des éditeurs (FEE), qui défend les intérêts du livre à Bruxelles. "La France va se mettre en conformité, la déclaration a été faite publiquement, il ne sera pas nécessaire de rappeler quoi que soit", calme-t-on au service de presse du Commissaire européen. "Si nous sommes condamnés, nous serons contraints de mettre en œuvre cette décision", avait déclaré Fleur Pellerin, ministre de la Culture, dès le 5 mars au matin sur France Inter, avant le prononcé de l’arrêt.

Le ministre de la Culture britannique, Edward Vaizey, a contrecarré les tentatives de soutien au taux réduit. D’autres pays ne sont pas chauds pour suivre la France : Danemark, Irlande, Estonie, Autriche, République tchèque…- Photo OPEN GOVERNMENT LICENCE V1.0

Absurde

Côté français, on s’attend quand même à recevoir un peu de papier à en-tête demandant formellement ce qui sera fait pour remettre la législation fiscale nationale en ordre avec la réglementation de l’Union. Comme toutes les réactions le soulignent depuis une semaine, cette réglementation est absurde, à considérer qu’un livre numérique est un service et ne peut bénéficier à ce titre du taux réduit autorisé pour le livre imprimé. Malgré cette incohérence par rapport au principe de neutralité fiscale soulignée dans le communiqué de cinq ministres et secrétaires d’Etat du gouvernement, la France n’a aucune marge de manœuvre. La décision de la Cour est sans appel. Si Paris n’obtempère pas, la suite du combat est perdue d’avance, avec de l’argent en jeu cette fois. La France serait encore traînée devant la CJUE qui constaterait un nouveau manquement, et infligerait amende et astreinte. La seule question concerne la date d’application de l’arrêt.

La Directive européenne étant absurde, il faut donc la changer : c’est la seconde cartouche du gouvernement et le combat du Syndicat national de l’édition. Celui-ci vient de se lancer sur Internet dans une vigoureuse campagne sur ce thème. Il suffirait d’ajouter le livre numérique à l’annexe III, point 6 de la directive TVA, font valoir les spécialistes du droit européen qui s’endorment sur le Joue (Journal officiel de l’Union européenne). "En 2009, la Suède avait bien obtenu une modification concernant le livre audio sur support physique", rappelle Anne Bergman. La cause était plus simple à défendre : les partisans de cette mesure avaient mis en avant l’accès au livre qu’elle facilitait pour les handicapés. La Commission pouvait difficilement s’y opposer.

"Aujourd’hui, elle veut favoriser le développement de l’économie numérique, qui est une des priorités de son président, Jean-Claude Juncker, pour relancer la croissance en Europe. La communication à ce sujet doit être présentée début juin, avec notamment la liste des obstacles à lever. On fera tout pour que la TVA soit mentionnée", insiste Anne Bergman. Emporté par l’enthousiasme lors de sa nomination, Jean-Claude Juncker a déclaré que le numérique pouvait générer 250 milliards d’euros de croissance. C’est ce qui le motive pour modifier à marche forcée la directive sur le droit d’auteur. Ses priorités sur les réformes de la réglementation européenne diffèrent de celles du monde du livre.

La Commission travaille pourtant à une révision de la directive TVA. C’est même un chantier permanent depuis le 6 décembre 2011, date d’une "communication sur l’avenir de la TVA". Elle espère pouvoir s’exprimer l’an prochain "sur la large réforme du système de TVA actuellement en cours de préparation", indique le service de presse de Pierre Moscovici. Elle se montre ouverte sur l’usage de la fiscalité comme instrument de la politique culturelle : "La Commission considère comme positif le fait que les Etats membres souhaitent définir leurs propres priorités, y compris en matière de politique culturelle, dans leur politique fiscale", ajoute-t-on au service de presse.

La règle de l’unanimité

"Les questions des taux et du progrès technologique font partie de la réflexion globale sur le régime définitif de TVA, actuellement en cours. Un examen des règles de taux de TVA sera effectué dans ce contexte, en tenant compte de différents facteurs, y compris le progrès technologique, la neutralité fiscale et - notamment - le principe de subsidiarité dans un marché intérieur efficace", toujours selon le service de presse du commissaire à l’économie et la fiscalité. C’est encourageant, à condition de ne pas perdre de vue l’une des règles de fonctionnement de l’Union en matière fiscale : tout changement doit être approuvé à l’unanimité des 28 Etats membres, d’où la lenteur, voire le blocage, de l’avancée du dossier.

L’Allemagne et la France, poids lourds de l’UE, sont certes d’accord, de même que l’Italie, qui a décidé d’enfreindre aussi la réglementation européenne et applique un taux réduit, depuis le 1er janvier de cette année. Devant la Cour de justice, la Belgique a soutenu la France et le Luxembourg, embarqué lui aussi dans cette affaire pour d’autres raisons. L’Espagne, qui avait tenté de passer au taux réduit et a dû rentrer dans le rang, est pour une modification de la directive. Mais selon un pointage effectué à Bruxelles, le Danemark et le Royaume-Uni seraient très opposés à cette éventualité, qui ne soulèverait pas plus d’enthousiasme en Irlande, Estonie, République tchèque, Autriche, Roumanie, Bulgarie, Slovaquie, et à Malte - ce dernier pays ayant adopté un taux réduit sur les livres numériques à condition qu’ils soient sur support physique (CD, clé USB), juste ce que tolère la réglementation européenne.

De longues tractations à venir

Seul le ministre britannique de la Culture, Edward Vaizey, a publiquement fait état de son opposition. A propos de la TVA sur les livres numériques que l’Italie voulait évoquer au dernier conseil européen des ministres de la culture, il s’est vanté devant la Chambre des communes le 2 décembre dernier : "J’ai fait remarquer que la fiscalité était du seul ressort des ministres des finances, et j’ai obtenu une modification de la déclaration finale à ce sujet." Laisser ce sujet aux seuls ministres des Finances, c’est l’enterrer.

En dépit de la détermination solennellement proclamée par les cinq membres du gouvernement français, la modification de cette directive TVA ne s’obtiendra donc qu’au prix de longues tractations, supposant qu’il faudrait céder sur d’autres sujets - le droit d’auteur, par exemple ?

Un passage à 20 % possible au 1er janvier 2016

L’édifice patiemment construit par la France autour du livre numérique devra être démantelé dans sa partie fiscale. Il était pourtant soigneusement assemblé : la loi du 26 mai 2011 sur le prix du livre numérique concerne les ouvrages homothétiques du papier. Elle avait été conçue ainsi, entre autres buts, pour étendre le taux réduit de TVA aux ouvrages dématérialisés. Ce qui a été fait avec la loi de finances votée fin 2011, en vigueur au 1er janvier 2012. Le taux réduit a été introduit par un amendement d’Hervé Gaymard, député UMP de Savoie, également à l’origine de la proposition de loi sur le prix du livre numérique, et par ailleurs au conseil d’administration de Dargaud (groupe Média-Participations).

C’est une autre loi de finances qui devrait repasser le livre numérique à un taux normal de 20 %, quatre ans plus tard. Le plus probable est en effet que le gouvernement attende la prochaine discussion budgétaire à la fin de l’année, pour introduire la modification fiscale concernant la TVA qui prendra effet au 1er janvier 2016. Ce serait un "délai raisonnable" de dix mois après le prononcé de l’arrêt de la Cour de justice de l’UE. Au-delà, la France entrerait dans une zone à risques. Dans une procédure concernant l’Irlande, la Commission s’était énervée un an après un arrêt non respecté, et avait relancé une procédure avec amende six mois plus tard.

Les scénarios des éditeurs pour répercuter la hausse

 

Il apparaît difficile d’augmenter les prix numériques de 14,5 %, mais les éditeurs n’ont aucun intérêt à compresser leur marge, celle des libraires et les droits des auteurs.

 

Patrick Gambache (La Martinière) envisage "une légère hausse de prix, de l’ordre de 6 % à 7%". - Photo OLIVIER DION

Si la France tient jusqu’au 1er janvier 2016 pour repasser la TVA numérique au taux normal, l’arrêt de la Cour de justice de l’UE n’aura pas de conséquence économique cette année sur un marché que GFK évalue pour 2015 à 90 millions d’euros (+ 40 %). Ensuite, son effet dépendra de la décision des éditeurs. S’ils répercutent intégralement la hausse de la TVA sur le prix, ils risquent de casser un marché balbutiant, alors que les lecteurs jugent les tarifs des livres numériques toujours trop élevés. S’ils ne changent rien, ils supporteront avec les libraires et les auteurs une réduction de marge de 14,5 points. Pour la Commission, ce serait la preuve que l’économie du livre numérique est parfaitement compatible avec une TVA à taux normal. Le plus probable est qu’ils coupent la poire en deux.

Claude de Saint Vincent (Média-Participations) : "Le choix sera en fait d’augmenter ou pas nos livres d’un euro."- Photo OLIVIER DION

"Nous sommes plutôt sur ce moyen terme, avec une légère hausse de prix, de l’ordre de 6 à 7 %, même si rien n’est sûr pour le moment", envisage Patrick Gambache, responsable du développement numérique du groupe La Martinière. "Ce n’est pas aussi simple", nuance Claude de Saint Vincent, "car les éditeurs n’ont plus qu’une liberté relative sur leurs prix, étroitement encadrée par la grille imposée par Apple, que tout le monde a acceptée. Depuis le 1er janvier, tous les prix des livres numériques doivent se terminer en 99 centimes d’euro ; le palier intermédiaire à 49 centimes a été supprimé, et Apple a poussé vers la tranche supérieure tous les prix des éditeurs qui n’avaient pas répondu à l’annonce les prévenant de ce projet. Le choix sera en fait d’augmenter ou pas nos livres d’un euro", explique le directeur général du groupe Média-Participations. Et avec la loi sur le prix du livre numérique, ce prix s’imposera à tous les revendeurs. Chez Amazon, ePagine, Google, Kobo-Fnac, etc., tous les prix des ebooks français se terminent déjà en 99 centimes d’euro, sans aucune variante intermédiaire. Pour les livres valant 6 euros ou moins, une hausse de 1 euro sera supérieure en pourcentage à l’impact de la TVA. "Le dosage se fera en fonction des collections, de la demande entre fonds et nouveautés, etc.", prévoit Claude de Saint Vincent. La hausse moyenne serait toujours de 6 % à 7 %, mais inégalement répartie.

Des acheteurs qui ont les moyens

Pour Xavier Cazin, fondateur d’Immatériel, une hausse des prix "ne serait de toute façon pas catastrophique, à condition d’avoir un service qui justifie les tarifs, notamment en n’imposant pas de DRM. D’autre part, le marché est encore très petit, et avec des acheteurs qui ont les moyens", estime le patron du diffuseur-distributeur de livres numériques (45 000 titres, 600 éditeurs). Matthieu de Montchalin, président du SLF, estime en revanche que ce n’est pas une bonne nouvelle. "Au prétexte que les libraires ne sont pas dans ce marché, ce serait un raisonnement à très courte vue de se satisfaire d’une hausse des prix numériques qui casserait la croissance. Je suis persuadé que le numérique se développera en France, et le SLF doit faire en sorte que les libraires qui le souhaitent puissent répondre à cette demande." Pour une fois, ce serait une cause commune avec Amazon, qui subira l’effet TVA à la hauteur de sa part de marché. Et pour les éditeurs, le sujet est tout aussi sensible : quoique encore marginales, les ventes numériques sont les seules à afficher une forte croissance dans un marché atone.

L’exemple britannique sera intéressant à suivre : Amazon a pu y casser les prix en profitant d’une réglementation sans contrainte et bénéficiant jusqu’au 31 décembre dernier d’une TVA à 3 % depuis le Luxembourg. Il doit maintenant appliquer les 20 % en vigueur au Royaume-Uni.


Rectificatif du 17 mars 2015
Chez Apple, l’évolution de la grille tarifaire des livres numériques ne concerne que l’Appstore, où les applications de vente ne peuvent plus proposer que des prix se terminant en 99 centimes d’euro. En revanche, contrairement à ce que nous avons indiqué, il est toujours possible d’utiliser le palier intermédiaire à 49 centimes d’euros sur l’iBookstore, la librairie numérique d’Apple. Les autres librairies numériques se sont alignées sur cette grille.

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