Thomas Mann

Traduction : à l’assaut de "La montagne magique"

Claire de Oliveira - Photo Olivier Dion

Traduction : à l’assaut de "La montagne magique"

A la demande de l’éditrice Mireille Barthélemy, la traductrice Claire de Oliveira a consacré cinq ans à la nouvelle traduction de La montagne magique de Thomas Mann, un monument de la littérature mondiale qui paraîtra le 14 septembre chez Fayard.

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Par Claude Combet,
Créé le 24.08.2016 à 21h00 ,
Mis à jour le 25.08.2016 à 11h41

"Jusque-là, j’avais traduit essentiellement des auteurs contemporains comme Elfriede Jelinek et Herta Müller. Je n’aurais jamais osé m’attaquer à La montagne magique mais je n’ai pas pu refuser la proposition de Mireille Barthélemy." déclare Claire de Oliveira, qui a passé cinq ans sur la version française de ce monument littéraire que publiera Fayard le 14 septembre, travaillant sept jours sur sept et corrigeant une dizaine de fois son texte afin de "le rendre accessible au lecteur d’aujourd’hui en lui donnant des clés pour en ouvrir les portes". Elle n’a pas voulu en changer le titre, issu d’un vers du Faust de Goethe, "la montagne est aujourd’hui d’une magie démente", qu’elle juge "le plus pertinent qui soit" parce qu’il épouse à la fois l’allitération du titre allemand (Zauberberg) et s’inscrit dans une tradition romantique empreinte de magie dont Mann était amateur.

Thomas Mann en avril 1937.- Photo CARL VAN VECHTEN/LIBRARY OF CONGRESS

Les lecteurs français attendaient impatiemment une nouvelle traduction, la précédente et unique, due à Maurice Betz, ayant été publiée par Fayard en 1931 (pendant ce temps, les Anglais en ont eu quatre). "Je la souhaitais depuis des années. Je recevais régulièrement des lettres de germanophones qui me signalaient faux-sens, lourdeurs, passages incompréhensibles. Mais une nouvelle traduction pour un texte aussi volumineux et aussi littéraire impliquait des coûts très importants que nous avons longtemps dû renoncer à engager", explique l’éditrice Mireille Barthélemy. C’est Olivier Nora, alors P-DG de Fayard, qui accepte en 2010 de se lancer dans l’entreprise. De fait, Thomas Mann ayant eu le prix Nobel en 1929, Maurice Betz a travaillé dans l’urgence et n’a eu qu’une année pour traduire les 800 pages de l’ouvrage paru en Allemagne en 1924. "Il a eu beaucoup de mérite mais il faut reconnaître que la traduction est parfois inexacte et lacunaire", confirme Claire de Oliveira.

Enquête

Pour la traductrice, La montagne magique est une encyclopédie utilisant toutes sortes de notions et de termes spécifiques de théologie, botanique, architecture, marine, philosophie. Elle a donc fait appel à des spécialistes et mené une véritable enquête. "Il y a des mots italiens dont on ignore le sens comme guazzabuglio. Je l’ai retrouvé dans le best-seller romantique de l’époque, Les fiancés d’Alessandro Manzoni, puis j’ai demandé à Rolf Bolt, qui dirige les archives Thomas Mann à Zurich, de vérifier que le livre figurait bien dans la bibliothèque de l’écrivain", explique-t-elle. De la même façon, elle a retrouvé les expressions latines dans les écrits d’Ignace de Loyola. Du coup, elle peut s’enorgueuillir d’un véritable apport aux recherches internationales sur l’œuvre du prix Nobel et a d’ailleurs rédigé un article pour la revue Thomas Mann. "J’apporte aussi le regard d’une Française. L’expression "le diable boiteux", titre du roman d’Alain-René Lesage, best-seller du XVIIIe siècle, est évidente pour nous mais n’avait pas été comprise par les Allemands", note-t-elle. Parallèlement, elle a consulté les gens du métier tels qu’un médecin, un marin et une chanteuse d’opéra. Elle est allée à Davos et dans le sanatorium où Thomas Mann s’est retrouvé coincé à la suite d’une erreur de diagnostic, "pour vivre le texte de l’intérieur". Elle a vu la cage d’escalier décrite dans le roman, la grille de l’ascenseur, la bibliothèque où il lisait et "la piste de bobsleigh par laquelle descendaient les cadavres, comme il l’explique dans le livre, ce genre de détails macabres auxquels se confronte le traducteur et qui émanent de la réalité des lieux", raconte-t-elle.

Marquée par son époque, la précédente traduction ne rendait pas forcément hommage à l’humour d’un texte conçu comme "le pendant satirique de Mort à Venise §" et aux jeux de mots érotiques de l’auteur. "J’adore l’ambivalence de Thomas Mann, la distanciation par l’humour et par les notations sexuelles qu’il apporte à des propos profonds. C’est un homme ambigu, un père de famille respectable aux désirs homosexuels, un prix Nobel qui osait recevoir les théories freudiennes et les appliquer en littérature, comme son contemporain Stefan Zweig. L’angoisse des êtres, la peur de la mort, la libido sont des thèmes qu’ils n’ont pas peur d’aborder mais que Maurice Betz avait édulcorés", ajoute-t-elle, en prenant pour exemple le mot "beschissen", qui signifie "merdique" et que Maurice Betz a traduit par "bréneux", un terme venu de Rabelais incompréhensible pour le lecteur d’aujourd’hui.

Créativité

Au-delà des allusions culturelles, il y a aussi les difficultés dues à "l’allemannien", pure création de l’auteur. "Thomas Mann réinvente sans cesse la langue. Il peut utiliser un registre courant, très simple, puis brusquement se lancer dans une envolée lyrique et poétique, juste avec un néologisme. C’est à la fois un esthète qui a le sens du beau et un inventeur qui retourne aux sources du langage pour associer deux mots qui ne l’ont jamais été", se passionne-t-elle, reconnaissant qu’il "faut faire preuve de la même créativité pour le rendre en français". Alors, elle a alimenté son travail par des lectures en résonance avec l’écrivain : Marcel Proust, Joris-Karl Huysmans, Romain Rolland pour son humanisme, Charles-Louis Philippe et son Bubu de Montparnasse, les frères Goncourt dont le Renée Mauperin a influencé Les Buddenbrook, Jean Giono, "qui se moque des conventions linguistiques", Blaise Cendrars, "pour les scènes de guerre qui rend la misère des poilus", lui empruntant "l’expression "faire ventouse" pour rendre la boue qui colle aux godillots".

"Il faut à la fois rendre l’épaisseur charnelle de la langue et la subtilité mimétique. Thomas Mann donne à sa phrase un caractère de simulacre. C’est vrai, c’est senti et, en même temps, c’est de la fiction, un artefact, une mimesis. Il semble dire "je ne suis qu’un auteur, je suis en train de vous donner une illusion". J’ai voulu le suivre dans cette tentative, car c’est la modernité de son écriture", analyse la professeure de littérature et de civilisation allemande, qui voit dans la "polyphonie du texte, d’une futilité souvent comique", un autre aspect de sa modernité. La montagne magique est un roman de formation et Mann joue à être Goethe. Le narrateur est un "nous" qui appartient à la communauté des malades et fait entendre toutes sortes de voix, sans qu’on sache, comme chez Faulkner, celle qui est la plus importante", souligne-t-elle.

"Restituer en français son écriture hétérogène implique de faire le grand écart entre des notations triviales, des descriptions poétiques, des observations scientifiques, des réflexions philosophiques et des jeux langagiers d’une certaine complexité", conclut-elle. Elle avoue avoir adoré "cette diversité du texte, ce va-et-vient permanent entre les extrêmes, cette façon de passer d’un dialogue à une description poétique, d’aborder un sujet intellectuel fondamental comme le rapport à la mort et de repartir aussitôt dans la trivialité". Son enthousiasme a été remarqué : sa contribution aux études manniennes lui a valu d’être élue à l’Académie (allemande).

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard. Traduit de l'allemand, annoté et postfacé par Claire de Oliveira. A paraître le 14 septembre. ISBN 978-2-213-66220-6

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