Il faut vivre avec son temps. Ecrire, aussi. C’est, depuis la chute du Mur, ce à quoi s’emploie avec une virtuosité chaque fois plus affirmée John Le Carré. Cet enfant de la guerre froide se satisfait beaucoup mieux qu’on ne pouvait le craindre d’être devenu orphelin. Mieux, de Notre jeu (Seuil, 1996) à Un traître à notre goût (Seuil, 2011) en passant par La constance du jardinier (Seuil, 2001) ou Une amitié absolue (Seuil, 2004), pour ne citer que ses plus beaux livres de récente mémoire, c’est comme si, substituant à la raison d’Etat la déraison capitalistique, Le Carré s’était offert une nouvelle jeunesse où son inspiration se trouverait renforcée dans le dégoût que cette «nouvelle donne» lui inspire.
Une vérité si délicate est le 23e roman de Le Carré. Son auteur le présente comme l’un des plus personnels (faisant mine d’ignorer qu’au fond ils le sont tous). C’est en tout cas l’un des plus représentatifs de son art admirable du clair-obscur, d’un « tremblé du réel » qui fait tout le prix de ses fictions spéculatives. Le romancier y revisite de fond en comble, à l’aune de la barbarie contemporaine, son terrain de jeu favori, l’Empire britannique ou ce qu’il en reste.
Tout commence donc à Gibraltar, en 2008, pour une opération clandestine « d’interception » d’un supposé marchand d’armes à destination du terrorisme international islamiste. Là où le bât (et le droit international) blesse, c’est que cette opération, conçue par un ambitieux ministre des Affaires étrangères issu du New Labour, est menée par des officines privées, extraterritoriales (« there’s no business like war business »), soutenues par les milieux néoconservateurs américains. Y sont associés, plus ou moins à leur corps défendant, deux « officiels » britanniques parvenus à des stades différents de leurs carrières, un diplomate blanchi sous le harnais et l’ambitieux secrétaire particulier du ministre. Trois ans plus tard, tant il est vrai que le passé, lorsqu’il est tissé d’abjections, ne passe jamais tout à fait, le premier, retiré en Cornouailles, devenu pair du royaume, devra solliciter le second. Et s’engage alors une danse macabre entre le mal et la loyauté…
On a beaucoup écrit que John Le Carré était un moraliste, garant d’une humanité exilée dans le dédale des idéologies et de l’avidité. Il l’est, en effet, mais dans la mesure où cela ne nuit en rien à la délicatesse du «dessin» de ses personnages (et à l’ambiguïté de leurs desseins). Il est surtout, et avec cette Vérité si délicate plus que jamais, le grand romancier politique de ce temps. Sur le dévoiement des travaillistes au pouvoir, leur collusion avec les forces de l’argent, leur démission idéologique, le choc, moins des civilisations que des sordides ambitions personnelles, ce roman vaut tous les plaidoyers, tous les éditoriaux. Le Carré se montre à chaque livre plus maître de ses moyens, croisant désormais dans des parages qui sont ceux de Conrad, de Graham Greene pour la métaphysique de l’espion et aussi d’Evelyn Waugh pour ces pages empreintes d’une mélancolie poignante et drôle sur les vestiges du rêve britannique (admirables scènes de fête de village au fin fond de la Cornouailles, de promenades impromptues dans Londres). Une vérité si délicate est le cauchemar magnifique d’un insomniaque. Tout songe, mensonge ?
Olivier Mony