« La vie ne nous donnait pas toujours l'occasion de nous sentir indispensables. » Surtout si, comme Gaillard, on est servante dès l'âge de 5 ans. Descendante d'esclaves, elle grandit aux Comores, une terre bigarrée peuplée d'odeurs fruitées, de légendes ou d'histoires de djinns. Cette bâtarde, qui a failli être tuée par sa mère, a été recueillie par la douce Tamu. Elle bénéficie aussi de l'éducation de son maître coranique, une figure charismatique qui lui recommande de « ne pas laisser le savoir s'échapper de toi ». Celui-ci s'affranchit lorsqu'elle rencontre par hasard Halima. « Elle voulait désespérément une amie ». Mais leurs origines sociales sont différentes. Gaillard n'est pas supposée parler à Halima, de rang élevé, et qui a fui un mariage forcé. « Nous étions toutes utilisées, d'une manière ou d'une autre. C'était notre fonction, et rien ne nous avait jamais amenées à la remettre en question », estime l'héroïne qui s'interroge sur sa condition inférieure et, d'une manière générale, sur celle qui condamne les femmes de sa culture à se soumettre au patriarcat. Après avoir connu l'amour d'un premier époux, Halima est obligée d'obéir à son père. « Parjure ! Trahison ! Souillure ! Il avait donné la sienne à un homme de sang ordinaire, un homme qui n'avait pas reçu le drap divin. » Halima et Gaillard ne se revoient plus pendant dix ans, chacune ayant accepté son sort. Alors que la première se terre dans un mariage sans intérêt, la seconde est devenue une jolie jeune femme douée, attisant des jalousies destructrices. Fataliste, elle croit que « l'amour est interdit aux gens comme nous ». Mais leurs retrouvailles leur font comprendre que « dans chaque situation de notre vie, une force se cache ».

On sent une flamme féministe dans la plume chantante de Touhfat Mouhtare. Elle croque les petites gens comme peuvent le faire Djaïli Amadou Amal ou Arundhati Roy. On doit la découverte de cette pépite à l'éditrice Marie Desmeures, « subjuguée par la richesse joyeuse » de ce livre, publié après un recueil de nouvelles et Vert cru, finaliste du prix Senghor du premier roman francophone. Cette histoire émancipatoire souligne que « la liberté était peut-être la pire des prisons, parce qu'elle nous mettait au défi ». À nous de la conquérir.