Avant-critiques Mémoires

Gershom Scholem, "Quitter Berlin. Journal de jeunesse" (Rue d'Ulm)

Gershom Scholem à Berlin en 1923. - Photo © Coll. Bibliothèque Nationale d'Israël (Jérusalem)

Gershom Scholem, "Quitter Berlin. Journal de jeunesse" (Rue d'Ulm)

Le journal inédit de la jeunesse berlinoise de Gershom Scholem constitue un document de premier ordre sur l'histoire intellectuelle européenne.

Parution 14 mars

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Par Laurent Lemire
Créé le 16.03.2025 à 11h00

De Berlin à Jérusalem. Les journaux des grands esprits sont comme des murmures prononcés à l'oreille des lecteurs. Celui de Gershom Scholem (1897-1982) nous parle de sa jeunesse, donc de ses rêves. « Je vis dans mon imaginaire et je lis. » Il n'est pas encore l'immense spécialiste de la kabbale et de la mystique juive, mais on ressent déjà la dimension spirituelle dans cette pensée qui se cherche alors qu'il s'apprête à quitter Berlin. En 1918, il note : « L'avenir entoure mes nuits comme la matrice d'une naissance. Seule la poésie, dont je ne suis pas digne, pourrait peut-être dire ce que les nuits sont pour moi. » Les textes, choisis et annotés par Angela Guidi et Sacha Zilberfarb, traducteurs et enseignants, révèlent ce besoin de clarté dans cette pensée riche et précoce. Né à Berlin dans un milieu sécularisé, Gershom Scholem reprend lien avec le judaïsme, apprend l'hébreu, l'arabe et le syriaque, étudie la Bible et s'engage auprès de militants -anarcho-sionistes.

Son journal lui donne des nouvelles de lui-même. Mais à nous, que nous apprend-il ? Il nous dit la fièvre d'un jeune homme épris de mathématiques et de philosophie, un jeune homme à la parole souvent péremptoire, presque comme les autres, qui veut comprendre le monde en guerre dans lequel il est projeté. Comment faire de cet inconvénient d'être né une conscience lumineuse dans une Allemagne défaite qui se prépare à Hitler ? Comment être juif dans ce monde-là ? Il nous relate sa fréquentation du philosophe Martin Buber et sa rencontre en 1915 avec Walter Benjamin, autre grand esprit chahuté par un temps maussade sur lequel il veut reprendre prise. « Il ne fait aucun doute que cette relation exerce et continuera d'exercer sur moi une grande influence intellectuelle. » Grâce à lui, Scholem devient aussi historien en prenant conscience de sa place dans l'Histoire. Le désir de Palestine mûrit ainsi en lui, et, en 1923, il s'installe définitivement à Jérusalem.

Quitter Berlin pour la Palestine, c'est passer de Gerhard à Gershom avec dans son bagage les grands noms de la littérature et de la philosophie allemandes et autrichiennes, plus -Kierkegaard. Il craint la dégénérescence de sa judaïté dans une Europe qui ne sait plus elle-même où elle va et que certains promettent à la décadence. C'est bien « l'histoire d'un jeune homme intranquille » − comme le dit l'historien Johann Chapoutot dans sa préface − qui nous est livrée dans ces pages parsemées de mots hébreux. Un exalté de la Torah, un jeune homme de 20 ans devenu l'ami de Benjamin, un impie croyant, un savant qui lutte contre le mensonge détruisant le monde et qui encense les tableaux de Chagall l'embellissant, un érudit pétri de curiosités multiples qui deviendra un pilier de l'université hébraïque de Jérusalem.

Inédit en français, ce journal éclaire l'œuvre de Scholem de façon exemplaire. Mais Quitter Berlin va bien au-delà. Même si l'on ignore les travaux monumentaux de ce grand penseur, ce livre fougueux s'impose comme un texte majeur sur les désarrois et les tourments d'un jeune intellectuel juif dans une époque tempétueuse.

Gershom Scholem
Quitter Berlin. Journal de jeunesse
Rue d'Ulm
Traduit de l'allemand par Angela Guidi et Sacha Zilberfarb
Tirage: 1800 ex.
Prix: 29 € ; 584 p.
ISBN: 9782728808830

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