Avant de devenir le gourou des jeunes écrivains-voyageurs français, et de connaître la consécration littéraire, Sylvain Tesson a quasiment commencé sa carrière par des nouvelles, genre auquel il est resté fidèle. Et qui lui réussit plutôt bien. Question de distance, sans doute, comme le récit de voyage, souvent fragmenté. Et puis, dans une isba sibérienne, les doigts gourds, à peine réchauffé par la vodka et un bon havane, on ne peut que faire court.
Sylvain Tesson a donc rassemblé dans le présent recueil dix-neuf nouvelles, assez brèves dans l’ensemble, centrées sur des personnages saisis à un moment particulier de leur vie : la mort, même, parfois.
Comme Rémi et Caroline, ce couple totalement désassorti, qui ne partagent presque rien, à l’exception de l’accident final. Ou encore Pierre Gondry, le vieil aventurier devenu un officiel de la République (une espère de Maurice Herzog), premier alpiniste à avoir conquis le Takkekor, au cœur du Hoggar, une aiguille de 400 m de granit particulièrement redoutable. Bien des années après, Jack, l’alpiniste américain, son amie Marcelle, et le narrateur, un libraire-baroudeur, retrouveront ses pitons et la trace de son passage. Mais Gondry, qui a réchappé de tous les dangers, meurt bêtement dans un restaurant parisien, le nez dans son assiette. Vanitas vanitatum…
A travers ses histoires, Sylvain Tesson, sans avoir l’air d’y toucher, nous invite à une méditation sur la destinée humaine, sa fragilité, ses illusions. Ses caprices. Ainsi, Terence Juvenal, un lieutenant intello lecteur de Mauriac, envoyé en mission en Afghanistan, est-il assassiné par le terroriste Suleiman non point seulement pour cause de djihad, mais parce qu’autrefois, au lycée, en France, il lui a soufflé sa petite amie, Elodie Bouchard ! Chez Tesson, l’humour, même noir, n’est jamais très loin. Certaines nouvelles du recueil, d’ailleurs, sont plus légères, comme celle avec ces deux skieurs de Zermatt, accablés à la perspective de passer un Noël familial protestant, qui se bloquent volontairement dans un téléphérique pour ripailler tranquilles, et se voient « sauvés » malgré eux !
Dans certains textes, on retrouve un narrateur qui dit je, et son amie Marianne. Il est aussi souvent question ici de la Russie, la terre d’élection de l’écrivain-voyageur, voguant sur la Léna en compagnie d’un capitaine-philosophe nostalgique de l’URSS. La Russie, pays inventeur du « pofigisme » ou « résignation joyeuse », une espèce de « torpeur métaphysique », selon Tesson. De ses pages, parfois, s’exhalent même des effluves de chou, « l’odeur de l’ennui russe ».
Du vécu, écrit dans un style superbe nourri de références littéraires, avec quelques réflexions grinçantes sur l’époque : il y a chez Sylvain Tesson, qui éprouve le besoin régulier de fuir ses semblables, du moraliste misanthrope.
J.-C. P.