Les Précieuses ont inspiré la carte de Tendre, une topographie de l'intime et des échanges galants. On y trouve des lieux nommés Affinité, Respect, Billet doux. Avec The Game Alessandro Baricco se veut aussi topographe, ou archéologue... du futur. Après Les barbares : essai sur la mutation (Gallimard, 2014), l'écrivain né en 1958 à Turin approfondit cette idée de bouleversement de notre vieille civilisation du livre et de la culture du signe imprimé au prisme de la révolution numérique en cours. En sus d'un atlas avec des territoires appelés Ordinateur, Dématérialisation, Intelligence artificielle, ou Webing, l'écrivain retrace l'histoire de l'ère digitale : de la naissance du PC (abréviation de personal computer, le coup de génie n'étant pas tant d'avoir inventé l'engin que de l'avoir conçu comme outil personnel) à Google, du « World Wide Web » inventé par Tim Berners-Lee à AlphaGo.
Baricco ne se pose pas en néo-luddite (les Luddites, ces « casseurs de machines », disciples d'un certain Ludd, détruisaient les premiers métiers à tisser mécaniques au tout début de la Révolution industrielle), il n'est pas décliniste. Cette façon de voir serait une paresse intellectuelle : « Le plan incliné des petits malheurs est parfaitement adapté au type d'intelligence le plus répandu : celle qui sait souffrir et s'accrocher au passé, se montrer patiente plutôt qu'imaginative et, au fond, conservatrice. » Or il s'avoue « allergique aux réseaux sociaux. »
N'empêche, comment faire sans ? Faire comme si la révolution numérique n'avait pas eu lieu, comme si le changement de paradigme qu'elle avait opéré n'avait rien apporté à nos vies, en bien ou en mal ? De Facebook à Uber ou Tinder, en passant par Wikipédia, Instagram, Netflix, l'iPhone, Airbnb... La liste est longue des inventions qui, grâce à Internet, ont intégré le paysage voire l'existence de « l'homme horizontal », ce spécimen de « l'individualisme de masse », sans transcendance, sans médiation - ni Dieu, ni maître, ni livre ni même vendeur. On n'est plus dans l'expérience, à savoir dans l'ardue découverte du sens caché du monde. Out l'effort, fini l'épreuve ! Bienvenue dans la post-expérience ! Information, communication, gratification... tout au bout d'un clic. Le phénomène devient le réel. Ce n'est plus Le jeu comme symbole du monde d'Eugen Fink, ici, c'est le jeu vidéo, non pas comme métaphore mais réalité du monde - le jeu, c'est-à-dire l'hypermobilité sur la Toile. L'auteur l'appelle le Game, le titre et le sujet de cet essai stimulant.
The game
Gallimard
Tirage: 9 000 ex.
Prix: 22 euros ; 384 p.
ISBN: 9782072846465