A un moment de l’existence, on ne lit plus pareil, même les cartes. Surtout les cartes. A la topographie des lieux se superpose la géographie intérieure. On regarde le plan du métro, et c’est le réseau des souvenirs qui se dessine. Dans Stations (entre les lignes), Jane Sautière se remémore les noms de ces endroits qui ont composé le parcours de sa vie. "Gare de Courbevoie, Montparnasse-Bienvenüe, Vavin", "Barbès-Rochechouart", les chapitres s’y déclinent selon l’ordre des adresses où elle a vécu, aimé, travaillé. Tout commence à Franconville : un pavillon dans le Val-d’Oise, assez hideux, ciment et parpaing apparents, sans sanitaires, où il fallait chercher l’eau à la source avec une dame-jeanne. La fillette adore la maison, sa proximité du chemin de fer et des trains qui passent. Née à Téhéran en 1952, elle était venue avec ses parents à l’âge de 6 ans s’y installer quelques années avant de repartir en Iran. Itinérance d’enfant de fonctionnaires d’ambassade. Il y eut un second retour en France, à La Garenne-Colombes, qu’elle déteste, puis un nouveau départ pour Phnom Penh avant le rapatriement définitif à 18 ans. Le déphasage, une fois en France, le sentiment de ne jamais adhérer totalement, ce regard de "Persane" sur les choses hexagonales, la nostalgie de l’étranger, le mael-ström du deuil dont elle est issue - sa mère avant sa naissance avait perdu un premier mari tuberculeux, deux enfants et sa propre mère dans un laps de temps très court. Tout cela, Jane Sautière l’avait déjà relaté d’une manière ou d’une autre dans de précédents livres.
L’écriture de l’intime chez l’auteure de Fragmentation d’un lieu commun (Verticales, 2003), récit de paroles de détenus recueillies dans le cadre de son métier d’éducatrice pénitentiaire, ne relève pas du strip-tease égotique. Dans Nullipare (même éditeur, 2008), elle remarquait sobrement que ce terme médical désignant la femme qui n’a jamais accouché - son cas - rimait avec "nulle part". Dans Dressing (même éditeur, 2013), elle se racontait à travers ses vêtements comme autant de peaux, de mues.
Stations (entre les lignes) n’est pas à comprendre comme un éloge de la stase : rien d’immobile dans ces pages. Métro, bus, RER... si poésie il y a, pas de démagogie. SDF, bobo, branchouille : l’œil observe, la sensibilité est vibratile, on ressent également la gêne, les odeurs. Quoi de mieux que les transports en commun pour illustrer la dialectique de l’individu et du groupe ? L’écrivaine est sur le qui-vive. "La crainte d’être enfermée, physiquement enfermée, me restera finalement toujours comme le risque majeur de mon existence, une métaphore de la terreur du destin qui est la clôture majeure", écrit-elle. Aussi "entre les lignes" naît toujours la possibilité de bouger, du mouvement contre la pétrification, qui n’est autre que la mort. S. J. R.