Quelle est l’unité à la base de toute bibliothèque ? « Un livre ! » répondrez-vous tous en chœur. Et vous aurez faux. La plus petite unité en question, c’est la lettre. Sans lettres, pas de mots, sans mots pas de phrases, sans phrases pas de livres. Les immenses bibliothèques centrales du monde occidental, avec leurs millions de millions de volumes, se sont construites avec seulement 26 lettres. La démonstration était faite par un scientifique américain, dans une émission de vulgarisation sur laquelle j’ai zappé au hasard de la nuit. Ce scientifique voulait expliquer, par cet exemple imagé, la démarche des physiciens pour remonter jusqu’aux briques de l’infiniment petit à partir desquelles tout notre univers s’est composé. Certains, et ils sont de plus en plus nombreux, aimeraient connaître la clé capable de transformer cette physique des origines en alchimie commerciale. En clair, ils voudraient savoir comment agencer les 26 lettres en question pour en faire des best-sellers. C’était l’objet de l’excellent dossier que consacrait, fin mars, Courrier International aux cours de création littéraire qui fleurissent dans tout le monde anglo-saxon. On y apprenait par exemple qu’un master en création littéraire dans une université britannique coûte environ 12 000 livres (14 000 euros) l’année. A ce prix là, on comprend que les étudiants passés par ce cursus aient hâte de rentabiliser leur nouveau savoir-faire. Las ! Bien peu franchiront l’étape de la publication. « Les cours de création littéraire sont les nouveaux hôpitaux psychiatriques », estime, sans fard, l’écrivain Hanif Kureishi : « On entretient l’illusion que tous les étudiants deviendront des auteurs à succès, et il ne se trouve personne pour les détromper ». Certainement pas, en tout cas, les promoteurs de ces cours particulièrement lucratifs ! Et, entre autres bonnes questions, le journaliste de la revue Prospect , cité par Courrier international , avait raison de demander : « Pourquoi encourage-t-on officiellement des gamins de 18 ans à se lancer dans une vie d’écriture alors qu’ils ont à peine entamé leur vie de lecteur ? (…) Que peut retirer d’un cours de création littéraire un écrivain assez bon pour être publié, si ce n’est une facture de 12 000 livres, et une incitation à enseigner à son tour cette discipline, pour se rembourser de cette somme ? » Je vois mal, en effet, le salut de la littérature passer par cette moulinette universitaire, qui n’aboutira, à terme, qu’à un nivellement de la création. Les chances de voir émerger ainsi un grand écrivain sont à peu près équivalentes à celle de voir surgir un grand chef novateur des émissions de téléréalité supposées mettre en compétition des apprentis cuistots à peine sevrés de hamburgers. **** Post-scriptum qui n’a rien à voir : tous les exemplaires parvenus à Livres Hebdo de la dernière livraison de la revue de la BNF ( Chronique de la BNF , numéro 58, daté avril-juin 2011), ont mystérieusement disparu. L’enquête, confiée à un ancien de la sécurité du groupe Renault, privilégie deux hypothèses : ils auraient été subtilisés, pour sa collection personnelle, par un membre de la rédaction (celui qui occupe le bureau tout au fond à gauche, dans le recoin, mais je n’en dirai pas plus), ou détruits par un commando de catholiques intégristes de retour d’Avignon. Il faut dire que l’austère revue de la BNF ne nous avait pas habitués à autant d’audace : pour saluer l’exposition Richard Prince (baptisée « American Prayer », déjà tout un programme pour scandaliser le bigot), la couverture de la revue s’orne en pleine page d’une œuvre de l’artiste, tirée de sa célèbre série des cow-boys. Mais pas n’importe quel cliché : celui montrant un cow-boy au physique pyramidal montant à cru et à oilpé son mustang, alors qu’il entre nonchalamment dans une ville de l’Ouest façon OK Corral. Bref, « la » photo qui dynamite joyeusement le « cliché » (ici figure de rhétorique) du cow-boy parangon de virilité hétérosexuelle. John Wayne, paix à ses cendres, n’a pas pu voir ce sacrilège : il est mort dix ans avant que Richard Prince ne commette son forfait. Bruno Racine, le patron de la BNF, enfonce le clou du blasphème, en saluant dans son édito, « un artiste majeur de la culture et contre-culture américaine » et en expliquant plus loin, dans un entretien, qu’une telle exposition décoiffante (la BNF chercherait-elle à faire la nique aux expos d’art contemporain du Versailles d’Aillagon… ?) répond en fait « à notre cœur de mission » (sic). Aux dernières nouvelles, les organisateurs de la Gay Pride 2011 envisageraient de modifier le parcours de la marche du 25 juin, pour la faire arriver triomphalement sur le parvis de la BNF…