15 septembre > Roman Portugal

Encore un drôle de livre de Gonçalo M. Tavares, ou plutôt deux livres en un : un roman composé de vingt-cinq histoires, suivi d’un texte en fragments qui est à la fois une sorte de making of de la fiction qui précède et un commentaire plus global du projet littéraire de l’écrivain portugais, né à Luanda (Angola) en 1970 et en qui beaucoup s’accordent à voir un futur prix Nobel de littérature.

Dans la première partie, les microfictions s’enchaînent dans un principe de marabout-bout-de-ficelle, chacune introduisant le héros de la suivante, jusqu’au dénommé Matteo. Voilà une belle brochette de personnages cocasses, vingt-trois hommes et deux femmes, pas mal d’obsessionnels aux tics bizarres et aux étranges manies que Tavares décrit avec un très grand sérieux, un premier degré à effet comique certain. Ainsi un homme qui souffre de "copropraxie" répète intempestivement des gestes obscènes ; un riche aveugle a fait tatouer le tableau périodique des éléments de Mendeleïev en braille sur le dos de son amant ; un récupérateur d’ordures nettoie les déchets "comme un restaurateur de tableaux anciens" et les remet dans les rayons de supermarchés ; un scientifique collectionne des cafards vivants dans un entrepôt ; un instituteur continue de faire classe alors que poubelles et détritus s’entassent contre les murs de son école jusqu’à en obstruer les fenêtres. On croise aussi un client d’hôtel de passe dont le cœur est raccordé à une batterie de camion, un architecte qui conçoit des ronds-points carrés pour que les conducteurs prennent "la juste mesure de l’importance du cercle" et par ailleurs adepte d’"expériences sensorielles insolites" comme voir un film au cinéma en fermant les yeux, un Indien qui plante le drapeau de son pays dans une minuscule clairière au milieu de la forêt, un adolescent qui écrit des "non" partout…

Derrière ces comportements sinon absurdes du moins fantaisistes, Tavares trouve une nouvelle mise en forme des questions qui hantent son œuvre : les situations de choix moral, la lecture géométrique du réel, la frontière équivoque entre la folie et le rationnel… Et le motif de la ville, ici avec "sa rue G" dont les immeubles portent tous le numéro 217, qui évoque le "Bairro", le quartier utopique que, dans une série en cours, l’écrivain a entrepris de peupler de "Messieurs" portant le nom d’écrivains célèbres (Valéry, Kraus, Calvino, Brecht, Walser, Swedenborg habitent déjà là).

Pour Matteo a perdu son emploi, comme pour tout autre livre de ce professeur d’épistémologie, le lecteur doit accepter de se laisser désorienter. A la fin, Tavares observe : "Il y a ici, comme dans n’importe quel roman ou ouvrage de fiction, un système de liens. Le lien semble évident, mais tout autre lien pourrait sembler tout aussi évident. Il s’agit, comme aux abords des Falaises de marbre de Jünger, de nous repérer au milieu de l’horreur. §" Suivez le guide. Ou pas. Véronique Rossignol

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