Six collections qui ont marqué l’édition/2

"Terre humaine", sciences humaines pour tous

Olivier Dion

"Terre humaine", sciences humaines pour tous

Précurseuse de la non-fiction narrative, la collection lancée en 1955 chez Plon par le géographe et ethnologue Jean Malaurie a propulsé des œuvres de sciences humaines au rang de succès grand public. La centaine de titres parus s’est vendue au total à plus de 12 millions d’exemplaires dans le monde. Deuxième volet de notre série sur six collections qui ont marqué l’histoire de l’édition.

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Par Léopoldine Leblanc,
Créé le 18.05.2018 à 13h29

Tout commence par une indignation. En 1955, Jean Malaurie s’invite dans le bureau du directeur littéraire de Plon, Charles Orengo, pour lui proposer son manuscrit Les derniers rois de Thulé. Le récit de son immersion parmi les Inuits du Groenland dénonce le projet d’une base militaire de l’US Air Force, autorisée par le gouvernement danois sans consultation des autochtones. Depuis son expérience dans le Grand Nord, le jeune chercheur de 33 ans est habité par l’idée une "collection de combat" dont il parvient à convaincre la maison de la rue Garancière. A raison de deux nouveautés par an, ""Terre humaine" sera un cri de protestation pour une terre qui se doit d’être humaine", affirme l’ancien directeur de collection, 96 ans, plus de soixante ans après l’acte fondateur d’une œuvre qui constitue l’engagement d’une vie.

En dehors des appareils

Dans les années 1950-1960, le paysage éditorial en sciences humaines se partage entre "des collections académiques, conçues par des spécialistes pour un public savant, et des collections grand public éloignées de tout souci de rigueur scientifique", rappelle Pierre Aurégan, auteur de Des récits et des hommes (Nathan, 2001). Chaque éditeur mise sur une collection associée au nom d’un intellectuel influent: Gallimard s’appuie sur "L’espèce humaine", collection d’ethnologie de référence, sous la direction de Michel Leiris de 1937 à 1965. Calmann-Lévy a lancé en 1947 "Liberté de l’esprit", portée par Raymond Aron. Plon se concentre sur les collections "Recherches en sciences humaines", dirigée par l’ethnologue Eric de Dampierre (1952) et "Civilisations d’hier et d’aujourd’hui" avec l’historien Philippe Ariès (1953). ""Terre humaine" vient disputer à l’Université sa prétention à détenir la vérité en matière d’ethnologie", raconte Pierre Aurégan.

Entre exigence documentaire et vitalité poétique, Jean Malaurie conçoit sa collection "en dehors des appareils" (1). Il prône une narration subjective et stylisée. Dès les premières parutions en 1955, Les derniers rois de Thulé et Tristes tropiques, récit autobiographique des explorations anthropologiques de Claude Lévi-Strauss, donnent le ton d’une collection inspirée des fresques naturalistes de Zola et de Balzac, et dont l’ambition est d’"élargir un courant littéraire pour les sciences sociales" (1).

Melting-pot

Très vite, Jean Malaurie s’entoure de "compagnons" ou de "frères", comme il aime à nommer les auteurs de la collection, qui réunit "un melting-pot de toutes les expériences et les regards possibles", selon Jacques Lacarrière (2), l’auteur de L’été grec (1976). Tous les auteurs, vivants ou morts, intellectuels réputés ou obscurs inconnus, sont "publiés à égalité", insiste Jean Malaurie. Au fil des décennies, "Terre humaine" agrège avec succès des textes d’écrivains et de chercheurs à des œuvres d’auteurs qui semblent sortis de nulle part: un Indien hopi (Soleil hopi de Don C. Tayalesva, 1959), un instituteur paysan anatolien (Un village anatolien de Mahmout Makal, 1963), un ancien braqueur de banques (Suerte de Claude Lucas, 1996) et surtout le Breton Pierre-Jakez Helias, auteur du Cheval d’orgueil (1975), plus grand succès de la collection avec 1,2 million d’exemplaires vendus.

"Terre humaine" profite pleinement de la période faste ouverte aux sciences humaines par Mai 68. Les années 1970 voient les premiers tirages de ses beaux ouvrages cartonnés, reliés et jaquettés atteindre les 15 000 exemplaires en moyenne, contre 5 000 à 8 000 les premières années. A partir de 1982, chaque nouveauté paraît simultanément en version poche chez Pocket. ""Terre humaine" avait été remarquée, mais on ne savait pas très bien où j’allais. On me disait : c’est une collection sauvage", se souvient Jean Malaurie, qui n’oublie pas d’ajouter à son catalogue les grands noms de l’anthropologie et de l’ethnologie tels Margaret Mead, Philippe Descola, Roger Bastide ou Dominique Sewane, et même quelques rares romans (Les immémoriaux de Victor Segalen, 1956; La flamme du Shabbath de Josef Erlich, 1978). Au total, pour son créateur, cette collection est "une œuvre de sagesse, reflétant l’exceptionnelle prescience des peuples premiers, qui ont pris conscience de la complexité des lois de la nature".

En janvier 2015, à l’âge de 93 ans, Jean Malaurie s’est décidé à remettre les clés de son monument éditorial entre les mains de l’écrivain-médecin-académicien Jean-Christophe Rufin. Pour autant, l’éditeur engagé ne cherche pas le repos. Il publiera le 7 juin l’essai Oser, résister (CNRS éditions), puis, à l’orée 2019, ses Mémoires chez Plon sous le titre évocateur De la pierre à l’âme. Garant de l’esprit de la collection, il en demeure le président d’honneur. "Il n’était pas question de lui succéder", reconnaît Jean-Christophe Rufin pour qui ""Terre humaine" est plus qu’une collection, c’est un mouvement de pensée". Accompagnés d’un comité éditorial, l’académicien et l’explorateur s’entretiennent sur la direction à prendre: "L’idée était de permettre à l’œuvre de se prolonger, de passer de la collection historique à une collection toujours alimentée", précise Jean-Christophe Rufin.

Conformément au contrat originel, Plon compte sur un rythme de deux nouveautés par an en plus des rééditions. Non-fiction narrative avant l’heure, la collection est toujours d’actualité. Avec un site Internet consacré à la collection en 2016, une large numérisation des titres du fonds et des couvertures retravaillées, "la maison a accepté de jouer le jeu de la réactualisation", se réjouit le nouvel éditeur. Dans la lignée de la diversité du catalogue, son programme comprendra une enquête sur les loups en France (Des loups et des hommes par Caroline Audibert, octobre 2018) et des chroniques sur le scoutisme laïque (Les tisons qui chantent de Maxime Vanhoenacker, en 2019).

(1) Editorial du Bulletin Terre humaine, n° 1, mai 1978.

(2) Propos extrait du film documentaire de François Chayé, Terre humaine, 2005, Neria productions, France 5.

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