Livres Hebdo : Pourquoi avoir traité spécifiquement ce sujet ?
Tanguy Habrand : Comme beaucoup d’enseignants, j’ai passé une partie du printemps dernier à donner des cours à distance, dont un cours d’actualité du livre. Dans ce cadre, j’ai été frappé par une accélération paradoxale. D’un côté, l’industrie du livre était à l’arrêt mais de l'autre, elle était le lieu d'une activité intense. Ma crainte était de voir se perdre des discours et des événements sans parvenir à les restituer de la même manière ensuite. Les différentes phases du confinement ont été liées à des états d’esprit contrastés, difficiles à reconstruire a posteriori. C’était une façon aussi pour moi d’échapper au marasme ambiant : je parlais au passé de choses qui avaient parfois eu lieu dans la journée, dans la perspective d’en fournir une synthèse critique aux étudiants de l’année d’après. J’ai eu l’intuition que la crise jouait un rôle d’analyseur de la chaîne du livre, dans la mesure où les professionnels, les pouvoirs publics et les médias formulaient des choses qui ne se disent pas en temps normal. Cet essai est né de la volonté de saisir une crise dans l’instant, sans se substituer pour autant aux travaux historiques qui feront apparaître d’autres éléments avec le recul. Je n’ai pas cherché à produire un tableau apocalyptique de la chaîne du livre.
Derrière l'objectif de ce livre, quelles étaient vos craintes ?
Mon objectif était de faire émerger des contradictions productrices de sens, à l’image de tout le débat qui a eu lieu sur le caractère essentiel du livre et des affrontements autour de la surproduction. Concernant l’accentuation des disparités entre une filière à caractère industriel et une filière orientée art et essai, ma seule véritable préoccupation est liée au risque de découplage entre ces deux mondes : d’un côté, une rationalisation à l’extrême des choix éditoriaux et des assortiments en rayon, potentiellement renforcés par le confinement ; de l’autre, une raréfaction pouvant conduire à la perte de lien avec le lecteur. Il faut que des passerelles continuent à exister entre ces deux mondes, et ce sont généralement les libraires indépendants et les bibliothécaires qui sont les plus aptes à les faire exister. Je ne crois pas du tout en revanche à l’effondrement de l’édition indépendante, car la coexistence de deux rapports au métier est aussi ancienne que l’apparition du marché de l’édition.
Vous parlez de l'effort d'action et de réflexion pour réformer le livre. Pouvez-vous nous précisez votre analyse ?
Il y a eu dans le bouillonnement théorique et pratique de ces derniers mois de nombreuses déclarations en faveur d’une réforme de la chaîne du livre. Beaucoup sont allées dans le sens d’une plus grande éthique de travail, que ce soit au niveau des relations entre auteurs et éditeurs, des relations entre éditeurs et libraires, des conditions de travail des petites mains de l’édition ou au niveau des conditions de production du livre. On peut penser notamment au travail de l’Association pour l'Écologie du livre ou à la récente affiche de la librairie de la Rue en Pente, à Bayonne, annonçant qu’elle ne prendrait plus les livres pour enfants imprimés en Chine et en Thaïlande. Ce rapport à l'éthique est assez neuf et vient compléter les prises de position d’il y a 20 ans, autour d’un éditeur comme André Schiffrin par exemple, qui étaient surtout attentives à des paramètres socio-économiques. Ces actions menées en priorité par des indépendants sur le terrain éthique ne vont pas renverser l’industrie du livre, mais en agissant sur l’opinion, elles contribuent à en faire évoluer les normes.
Voyez-vous l'émergence de plateformes mutualisées en ligne comme une riposte à l'essor d'Amazon ? Comment optimiser l'image de ces portails numériques ?
De mon point de vue, le bilan mitigé que l’on peut dresser des grandes plateformes mutualisées de vente en ligne tient précisément à cette notion de riposte. Les discours qui ont entouré ces projets depuis plusieurs années en France ou en Belgique ont du mal à se départir d’une tendance au fatalisme, et certains acteurs peuvent donner au lecteur le sentiment de s’y engager à contre-coeur, contraints et forcés. Je pense que tout l’enjeu est d'envisager ces projets de manière active, positive, et de les conduire jusqu’au bout en privilégiant la vente à distance plutôt que la géolocalisation. On pourrait tenir un discours similaire au sujet de l’édition numérique, face à laquelle de nombreux éditeurs ont jusqu’ici freiné des quatre fers. Le confinement s’est montré instructif de ce point de vue, car la hausse des ventes de livres numériques est tout à fait insignifiante au vu des circonstances. De ce fait, il est possible qu’une vision apaisée de la vente en ligne et du livre numérique émerge dans les mois et années à venir, au bénéfice des acteurs traditionnels de la chaîne. Le tout est de ne pas culpabiliser les lecteurs et de plutôt tenir compte de leurs pratiques.
Était-ce une volonté de publier votre livre si rapidement ?
Ce projet s’est intercalé entre l'Histoire de l’édition en Belgique (2018) et un travail sur le concept d’indépendance éditoriale dont j’ai repris la rédaction depuis. Il y avait un impératif professionnel mais le calendrier a été dicté par la situation elle-même. En mai-juin, de nombreux indices amenaient déjà à penser que l’énergie propre à la crise allait se dissiper rapidement, ce qui a effectivement été le cas. J’ai arrêté d’écrire à la fin du mois d'août, au terme de six mois d’observation. L’erreur aurait été de vouloir publier quelque chose à tout prix avant les vacances d'été, quand les "essais covid" ont commencé à déferler en rayon : sciences humaines, management, cuisine, développement personnel, etc. Cela aurait dénaturé le projet.
Après avoir suivi la relance de la chaîne du livre ces derniers mois, quelles décisions attendez-vous des pouvoirs publics ?
Les pouvoirs publics se sont surtout inquiétés de la librairie pendant le confinement, en raison d’un biais que l’on a pu observer dans de nombreux secteurs : le fait de penser les choses en termes de consommation. Il ne faut pas oublier que l’acte d’achat en magasin est une des principales activités dont la population confinée a été amputée, ce qui est loin d’être négligeable dans des sociétés tendant à réduire les individus au statut de consommateur. Les États devaient en outre apporter toutes les garanties possibles à l’économie, sauver l’économie, que les mesures sanitaires prises par eux risquaient de mettre en péril. Cela a permis de remettre en lumière toute l'importance de la librairie, ce qui est une excellente chose. Mais cela s’est fait au détriment des bibliothèques, qui ont pourtant joué un rôle de premier plan à travers le monde tout au long du confinement. Il me paraît essentiel de concevoir la chaîne du livre dans sa globalité, aussi bien dans ses lieux de vente que dans ses lieux associés à des formes de gratuité, de service public. On peut espérer également que le confinement n’occupera pas trop longtemps les esprits, car la politique du livre est une notion bien plus pérenne que des plans de relance forcément limités dans le temps. Je souhaiterais que la formule adressée en mars par Emmanuel Macron aux Français, "Lisez", ne soit pas une injonction ni un conseil de circonstance, mais l’esquisse d’un programme.