La spécialité de Reinhard Höhn (1904-2000), c'était l'entreprise. Dans les années 1950, dans la jeune République fédérale allemande, à la tête de l'Académie pour les cadres de Bad Harzburg qu'il avait fondée il donnait des cours sur le management dans son costume-cravate aussi bien coupé que l'uniforme SS qu'il portait durant la guerre. D'une certaine façon, il poursuivait sa carrière de DRH avec les mêmes convictions sur la façon de gérer le personnel. Non seulement sa vision des hommes n'avait pas changé, mais elle s'inscrivait dans la continuité de son expérience de fonctionnaire nazi zélé qui finira Oberführer - général - ce qui n'est pas donné à tous les DRH.
Johann Chapoutot (Université Paris-Sorbonne) utilise la carrière de ce juriste - très intéressante pour comprendre l'Allemagne de la Guerre froide - pour documenter l'idée d'un lien sur l'utilisation du management par le Troisième Reich. Il ne s'agit bien évidemment pas d'établir une corrélation entre les deux, mais plutôt de montrer comment l'idéologie nazie qui détestait l'Etat élabora une méthode pour que le Reich fonctionne comme une communauté avec à sa tête un « community manager ».
Le système de gestion prôné par Höhn, appelé « modèle de Harzburg », a déterminé la gestion des entreprises allemandes durant des décennies, formant quelque 600 000 cadres, jusqu'à ce que le passé de ce « Mengele du droit » refasse surface dans les années 1970 et que sa méthode soit supplantée par des modèles américains pas forcément moins violents. Car curieusement sa méthode « où l'on est libre de réussir en exécutant au mieux ce que l'on n'a pas décidé soi-même », organisée bureaucratiquement autour de la création de « fiches de poste », surprend dans un régime de terreur et de brutalité. Mais c'est justement ce décalage qui pose question. Les juristes nazis n'ont fait que reprendre le darwinisme social du XIXe siècle, en gros la loi du plus fort, en l'adaptant à leur projet idéologique dans la perspective d'une Germanie mythifiée.
A contrario, Johann Chapoutot se demande comment nos sociétés libérales d'aujourd'hui sont capables de produire en matière de management des modèles d'une rare brutalité où les individus sont transformés en ressources humaines. On le voit, cet essai précis et précieux est un peu plus qu'une étude subtile sur le démontage de la machine organisationnelle nazie et sur ce moment managérial qui a sans doute essaimé plus qu'on ne le pense. C'est aussi une invitation à réfléchir sur la gestion des hommes, en temps de guerre comme en temps de paix.
Libres d'obéir : le management, du nazisme à la RFA
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 16 euros ; 176 p.
ISBN: 9782072789243