Entretien

Shehan Karunatilaka : « J’espère que ce Booker Prize va encourager les jeunes Sri-Lankais à se lancer »

Shehan Karunatilaka - Photo Dominic Sansoni

Shehan Karunatilaka : « J’espère que ce Booker Prize va encourager les jeunes Sri-Lankais à se lancer »

Lauréat du Booker Prize 2022, Shehan Karunatilaka sort, le 3 janvier en français chez Calmann-Lévy, les Sept lunes de Maali Almeida. Entretien. 

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Par Jean-Claude Perrier
Créé le 14.12.2023 à 09h48

Shehan Karunatilaka est né en 1975 à Galle, la belle ville de style colonial du sud de Sri Lanka. Il a grandi à Colombo, la capitale, en même temps qu’éclatait dans le nord et l’est du pays une effroyable guerre civile entre Tamouls hindous séparatistes et Cinghalais bouddhistes légalistes, majoritaires dans l’île. Ce conflit a duré officiellement jusqu’en 2002, mais il n’est toujours pas réellement cicatrisé. Il constitue la toile de fond des Sept lunes de Maali Almeida, à paraître en français chez Calmann-Lévy le 3 janvier 2024. 

Karunatilaka, anglophone, a fait ses études en Nouvelle-Zélande, puis a travaillé dans plusieurs pays, Grande-Bretagne, Singapour, Pays-Bas, comme rédacteur-concepteur dans de grandes agences de publicité, avant de rentrer s’installer chez lui, de commencer à publier, rencontrer le succès et vivre de sa plume. Son premier roman, Chinaman : The legend of Pradeep Mathew (2010, non traduit), avait remporté le Commonwealth Book Prize. Son deuxième a gagné le prestigieux Booker Prize 2022. Il est le deuxième écrivain sri-lankais à le remporter, après Michael Ondatjee (en 1992, pour Le patient anglais), lequel est un peu son modèle en littérature. De passage à Paris pour la promotion des Sept lunes de Maali Almeida, il s’est prêté avec humour et simplicité aux questions de Livres-Hebdo.

 

Livres Hebdo : On connaît mal, en France, la littérature sri-lankaise contemporaine. Pouvez-vous nous en dresser un rapide tableau ?

Shehan Karunatilaka : À l’origine, ce sont trois littératures différentes, dans trois langues différentes : le tamoul, le cinghalais, la langue traditionnelle et l’anglais. Et puis il y a les auteurs de la diaspora. Depuis quelque temps, des initiatives tentent de mettre en lumière notre littérature  : par exemple, la Fondation Gratiaen récompense chaque année une œuvre de fiction, un poème, une pièce de théâtre, etc. écrits en anglais. Notre production est riche, il se publie environ 100 titres par an : thrillers, science-fiction, mais aussi politique, humour.  La scène théâtrale expérimentale est très importante. Il existe de vraies voix de la littérature sri-lankaise, comme Karl Muller (descendant de colons) ou Ananda Joy. Pour la génération de mes parents, écrivain n’était pas une profession sérieuse ni respectable ! Ça a bien changé, et j’espère que mon Booker Prize va encourager les jeunes écrivains sri-lankais à se lancer.

Vous-même êtes cinghalais, bouddhiste ?

Oui, un « oppresseur » ! (rires). J’habite avec ma famille à Colombo, et on a aussi une maison de vacances près de Kandy, l’ancienne capitale de Ceylan. C’est là que j’ai écrit Les sept lunes de Maali Almeida.

Avant de devenir écrivain, quels ont été votre formation, votre métier ?

J’ai étudié l’anglais, l’histoire, et l’économie pour faire plaisir à mon père ! Mais il s’est vite rendu compte que j’avais bifurqué vers la littérature, l’histoire de l’art. Ensuite, j’ai fait de petits boulots, comme serveur dans des bars de Londres, ou fossoyeur dans le Middlesex. Un job particulièrement difficile. Ensuite, j’ai travaillé dans la publicité, comme rédacteur-concepteur chez McCann Ericsson. J’intervenais sur le budget Heineken, pour la presse écrite, la radio, la télé. C’était un boulot à plein temps, bien payé, mais je m’ennuyais. J’ai alors arrêté, je suis rentré chez moi, et je me suis mis à écrire mon premier roman. À l’époque, j’étais célibataire !

Aujourd’hui, plus besoin de métier « alimentaire » ?

Pour l’instant, non. Je me réveille, et on m’envoie des chèques ! Mais je continue à faire un peu de journalisme et de travel writing.

Comment avez-vous commencé votre carrière d’écrivain ?

En 2007, j’avais imaginé l’histoire d’un sportif qui intégrait l’équipe de cricket du Sri Lanka, le sport national chez nous. C’est devenu un roman dont l’écriture m’a pris trois ans. J’ai démarché des éditeurs indiens, et il a été publié chez Random House India, en 2010, sous le titre Chinaman : The Legend of Pradeep Mathew. Il a obtenu le Gratiaen Prize, le DSC Prize, et le Commonwealth Prize. En 2011, il a été publié au Royaume-Uni et aux États-Unis. Ça a été un succès d’estime. Ensuite, je suis rentré vivre au Sri-Lanka, me suis marié, ai eu deux enfants. Et puis est née l’idée de mon deuxième roman, qui s’appelait à l’origine Conversation avec les morts.

Quel en est le thème ?

C’est une histoire de fantômes, de revenants, avec cette idée : et si les morts pouvaient parler ? Humour noir… J’y ai travaillé de 2015 à 2020. Le roman est paru sous son premier titre, Conversation avec les morts, d’abord chez Random House en Inde, en 2020, puis au Royaume-Uni. Je l’ai ensuite repris et retravaillé pendant deux ans, durant la covid, à l’attention du public occidental, qui ne pouvait pas comprendre le Sri Lanka, la guerre civile, ni sa mythologie, avec les esprits, l’au-delà, le tout très marqué par la tradition hindoue, le Ramayana, etc. C’est ce livre-là, le même, mais qui raconte deux histoires différentes, qui est paru en 2022 sous le titre The Seven Moons of Maali Almeida, et a remporté le Booker Prize.

Gros succès dans le monde entier ?

On peut dire ça. Plus de 100 000 exemplaires au Royaume-Uni, près d’une trentaine de traductions, que j’accompagne volontiers. Je suis déjà allé en Grèce, au Portugal, en Allemagne, en France… Ensuite, il y aura la Corée, le Japon. Les États-Unis, c’est un autre territoire à conquérir... Si on m’appelle pour venir faire la promotion, j’y vais !

Parmi les auteurs qui vous ont le plus marqué, vous citez fréquemment Salman Rushdie. Et l’on a parfois comparé votre style au sien. Qu’en pensez-vous ?

La comparaison me flatte, bien sûr. Les enfants de minuit, son premier best-seller, a ouvert la porte pour ma génération, toute une génération d’écrivains. On vit tous dans l’ombre de ce livre. J’aime chez lui son côté baroque, sa capacité à saisir la vie de l’Inde dans toute sa complexité. En revanche, je ne me considère pas comme un auteur du « réalisme magique ».

Avez-vous déjà un autre roman en préparation ?

J’ai une idée, un sujet. Ça se passera à Sri Lanka, entre 1990 et 2000. Mais on n’y traitera pas de cricket, ni de politique, ni de morts ! Ce sera une comédie…

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Shehan Karunatilaka, Les sept lunes de Maali Almeida, traduit de l’anglais (Sri Lanka) par Xavier Gros, Calmann-Lévy, 510 p., 23,90 E, mise en vente le 3 janvier 2024.

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