Le barde de Stratford est sans conteste l'auteur le plus joué au monde, le plus porté à l'écran aussi - de Laurence Olivier à Kenneth Branagh, en passant par Orson Welles ou Kurosawa... C'est que la figure de proue du théâtre élisabéthain offre d'infinies possibilités de relectures, et sa modernité tient à sa liberté de ton et de style : ni bridé par les lois de la versification, ni contraint par les unités de temps, de lieu et d'action comme dans le théâtre classique français... Dans ce livre posthume du grand spécialiste de Shakespeare, Richard Marienstras, décédé l'année dernière, c'est également au prisme de la vision politique du dramaturge anglais que l'on apprécie tout son génie : "Avant Kafka, Shakespeare a assumé la négativité de son époque, non par nihilisme, mais parce que c'était la seule manière lucide de s'opposer au nihilisme." Avec les Tudor, l'Angleterre change d'époque, et même si Elisabeth Ire tente en vain de maintenir la fiction des hiérarchies anciennes, dans ce XVIe siècle finissant, rien n'est plus assuré : le vieil ordre médiéval se fissure, les liens de suzeraineté se distendent, c'est l'avènement de l'individu, et partant de sa solitude, de son drame. Aux figures symboliques des mystères du Moyen Age, Shakespeare a substitué des personnages pétris de contradictions. Les êtres de ténèbres ont leurs raisons : avec Richard III, Shakespeare "amène le public à s'identifier partiellement à un personnage détestable". Quant aux héros bienveillants, tel Prospero, le prince sorcier de La tempête qui assujettit le monstre Caliban grâce à ses pouvoirs magiques, ils parviennent à leurs fins par des ruses : on a affaire à une sorte de "machiavélisme du bien". Ce qui domine dans la réalité est bien la force, et nul ne saurait agir, même pour la bonne cause, sans quelque mauvaise foi. Le drame d'Hamlet porte sur l'impossibilité de justifier l'action : "Le passage à l'acte n'a pas d'assises rationnelles, c'est un élan, un saut dans l'inconnu." D'un côté l'honneur, de l'autre le vice, tout ça, c'est terminé ! Avec >Shakespeare sonne le glas de l'angélisme politique. Tout le monde est amené à trahir à cause de la complexité du réel et du réseau des allégeances où chacun s'est enferré. Ce qui rend, outre la poésie de la langue, si enivrantes les pièces de Shakespeare est bien ce trouble. Mais le scepticisme ne cède jamais le pas au nihilisme, souligne Marienstras : Shakespeare ne cesse de souligner "en quoi l'individu est unique et irremplaçable, et que la vie reprend au-delà de cette disparition, quelle est la qualité de la vie après la perte de l'irremplaçable : une vie plus pauvre, plus pâle, où l'être a perdu de sa substance. Mais qui reste tout de même la vie". Et c'est tout le talent de l'auteur du Proche et le lointain de nous montrer à son tour comment Shakespeare y parvient.
Shakespeare for ever
Ouvrage posthume du spécialiste du XVIe siècle anglais Richard Marienstras, qui souligne combien la modernité du barde de Stratford tient aussi à sa vision politique.