Rebelles ordinaires. Il y a un an, le public français découvrait Saidiya Hartman à travers une première traduction publiée par la maison d'édition montreuilloise Brook : À perte de mère. Paru en 2007 aux États-Unis, ce deuxième livre de l'universitaire, professeure de littérature à New York (Columbia), retraçait le parcours des captifs pendant la traite négrière, depuis le Ghana. Écrit à la première personne, singulier par sa forme et la force de son style, À perte de mère est aujourd'hui devenu un incontournable des études afro-américaines.
Un de ses derniers ouvrages, publié il y a cinq ans outre-Atlantique, paraît ces jours-ci au Seuil : Vies rebelles. Histoires intimes de filles noires en révolte, de radicales queers et de femmes dangereuses. Cet essai plonge dans l'histoire sociale et intime de femmes noires aux vies marginales dans les tenements de Philadelphie et de New York, au début du XXe siècle. C'est à partir d'archives (registres, enquêtes de la brigade des mœurs, entretiens médicaux, décisions de justice) que Saidiya Hartman transcrit et relie les expériences et le quotidien de ces femmes. « Tout historien de la multitude, des dépossédés, des subalternes et des esclavagisés se retrouve forcément aux prises avec la force et l'autorité de l'archive. » Dans une langue sublime, très littéraire, et avec une méthode explicite et solide (la fabulation critique), l'autrice révèle les bouleversements sociaux qu'ont connus les Noirs américains à cette époque. Des photographies accompagnent le texte, qui montrent la façon dont était perçue la population des tenements, en particulier les femmes dont l'image est toujours sexualisée et réifiée, mais qui révèlent aussi ce qui manque, ce qui n'a pas été vu, regardé, compris. Son travail rassemble et reconstitue les éléments d'une histoire qui resterait sinon dissimulée dans sa dispersion. Elle y décrit « la terrible beauté des bas-fonds », « un espace commun urbain, où les pauvres s'assemblent, improvisent les formes de leur vie, font des expériences de liberté et refusent l'existence ingrate et servile écrite d'avance pour eux ». En contrepoint des travaux du sociologue W. E. B. Du Bois, Hartman adopte dans son approche non seulement une dimension sociologique et historique, mais, en osant franchir le seuil de la chambre à coucher, elle accède aussi à celle de l'intime et des mœurs alors réprimées, condamnées par la société comme par les institutions : amour libre, relations queers... Ce qu'elle perçoit à travers ces trajectoires de vies qui ne se sont pas laissé réduire aux préjugés générés par le racisme, le sexisme et l'histoire esclavagiste de leur pays, c'est l'inspiration qu'elles constituent aujourd'hui en termes d'émancipation politique. « L'idée folle qui anime ce livre est que les jeunes femmes noires étaient des penseuses radicales qui imaginaient inlassablement d'autres façons de vivre et ne cessèrent jamais d'envisager les multiples chemins susceptibles de mener à un monde différent. » En invitant à ce point l'intime dans ses textes théoriques, Saidiya Hartman a créé un genre en soi, qui se situerait entre le récit historique, l'analyse sociologique, l'autothéorie et la littérature.
Vies rebelles. Histoires intimes de filles noires en révolte, de radicales queers et de femmes dangereuses
Seuil
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Souad Degachi et Maxime Shelledy
Tirage: 4 500 ex.
Prix: 25 € ; 464 p.
ISBN: 9782021496949