ANNIVERSAIRE

Rousseau, c'est la faute à Slatkine !

Jean-Jacques Rousseau, herborisant. Gravure du XVIIIe siècle. - Photo ROGER VIOLLET

Rousseau, c'est la faute à Slatkine !

A l'occasion du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, la première édition depuis 1782 des oeuvres complètes en 24 volumes va être publiée chez Slatkine.

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Par Laurent Lemire
Créé le 03.10.2014 à 14h05 ,
Mis à jour le 06.10.2014 à 16h35

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est l'un des Genevois les plus célèbres avec Calvin et Dunant. Il était donc normal que l'initiative vienne des rives du lac Léman. Ce sera donc tout Rousseau sinon rien. Pour le 300e anniversaire de la naissance de l'écrivain, les éditions Slatkine à Genève, en collaboration avec les éditions Champion à Paris, proposent une magistrale édition des oeuvres complètes et des lettres.

A la tête de ce monument de 24 volumes et de plus de 15 000 pages, trois rousseauistes incontournables, véritables sherpas de cet Himalaya de manuscrits, puisque tout devait repartir des textes : Jean-Daniel Candaux, de la Bibliothèque de Genève, Frédéric S. Eigeldinger, ancien professeur à l'université de Neuchâtel, et Raymond Trousson, professeur émérite de l'Université libre de Bruxelles et auteur de nombreux essais, dont une biographie parue chez Tallandier en 2003 republiée pour l'occasion.

Scène du Devin du village par Moreau le Jeune, gravé par E. de Ghendt. Page 4 du cahier d'illustrations du volume XVI des ?uvres complètes de Rousseau, intitulé Théâtre et écrits sur le théâtre.

Premier cobaye

"Avec les Essais, Montaigne a inventé le "que sais-je ?". Dans Les confessions, Rousseau invente le "qui suis-je ?", explique Raymond Trousson. C'est pour cela qu'il demeure un éternel contemporain, un auteur qui nous parle toujours, à la différence par exemple d'un d'Alembert, qui fut pourtant lui aussi de l'aventure de l'Encyclopédie." De l'homme - ce qu'il est et ce qu'il pourrait être -, Rousseau a fait son sujet de réflexion fondamental. Et le premier cobaye qu'il avait sous la main, c'était lui-même !

Cette édition, qui a fait appel aux plus grands spécialistes français et étrangers, souhaite montrer un auteur à la tâche, un "ours lâché en plein salon", selon Flaubert, que tout intéresse. "Dans les trois volumes des Ecrits politiques et économiques, nous avons repris Les dépêches de Venise, que Rousseau écrivit lorsqu'il était secrétaire de l'ambassadeur de France. On y voit le style politique de Rousseau se former. Il est plus clair, plus concis, plus efficace."

Car, au-delà de l'écrivain, c'est aussi le philosophe engagé qui émerge, le citoyen qui considérait que la faute était dans la société, dans l'inégalité générée par cette société, et que son éradication ne pouvait passer que par la politique. En faisant de l'ordre politique et moral un ordre autonome, en proposant des outils pour comprendre ce monde nouveau, il apparaît bien comme un précurseur. Ce n'est pas un hasard s'il est un des penseurs classiques les plus étudiés, avec Marx, dans les universités américaines. Certains verront d'ailleurs une amusante coïncidence, une curieuse concomitance, entre cet anniversaire et l'élection d'un socialiste à la présidence de la République française...

"Les livres de Rousseau ont nourri toute la réflexion politique jusqu'à aujourd'hui, constate encore Raymond Trousson. On lit toujours Du contrat social pour ce qui devrait être les principes du droit politique dans une société démocratique. C'est pourquoi son oeuvre bénéficie d'une indiscutable présence politique. Mais il ne faudrait pas pour autant oublier le versant pédagogique de l'oeuvre. Rousseau reste très moderne et en avance sur son temps quand on pense à l'Emile. Depuis deux siècles, ce traité d'éducation a inspiré toutes les réformes dans ce domaine."

Prophète

Ses prises de position, sa radicalité de législateur intransigeant lui ont valu bien des ennemis. La Révolution en fit un père spirituel, mais le XIXe siècle le vit comme un fanatique ou un prophète du totalitarisme. En 1912, pour le bicentenaire de sa naissance, Barrès prononça un discours à la Chambre des députés dans lequel il refusait de célébrer le souvenir de "cet extravagant musicien [...] dont peuvent se réclamer, à juste titre, tous les théoriciens de l'anarchie".

Les passions contradictoires sont retombées. A partir des années 1950, les lectures interprétatives et souvent partisanes de Rousseau ont laissé place au travail universitaire, dont l'édition classique de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond dans la "Bibliothèque de la Pléiade" reste un témoignage apaisé.

"Une édition critique ne peut pas être interprétative, souligne Raymond Trousson. C'est pourquoi nous proposons aux lecteurs des coups de projecteur sur des points précis. Nous fournissons des éclairages sur l'environnement du texte en nous gardant bien de toute interprétation subjective, sujette aux changements de modes et d'approches. Notre priorité reste le recadrage par l'histoire littéraire." Pas toujours évident avec un tel auteur ! Rousseau était un homme compliqué, c'est sans doute pourquoi il fascine encore. Pour un Genevois, il était même très paradoxal. "Je ne veux pas argumenter avec vous, ni même tenter de vous convaincre ; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans la simplicité de mon coeur. Souvenez-vous toujours que je n'enseigne point mon sentiment, je l'expose."

Car Rousseau, évidemment, c'est aussi un style, une manière de se comporter avec la langue, avec les autres, et bien sûr avec soi-même. Soi-même comme un autre. La formule du philosophe Paul Ricoeur convient bien à cet auteur qui suscita autant d'enthousiasme que de détestation. Trois siècles après sa naissance, le promeneur n'est plus vraiment solitaire mais il fait encore rêver. Notre époque glorifie aujourd'hui l'individualisme à outrance. Elle réévalue aussi les notions de liberté, de solidarité, de justice. Rousseau est assez bien indiqué sur ces chemins. Lui qui parlait de contrat social, de droit donc, mais aussi de devoir. Il n'est donc pas si inutile qu'en cette période de crise où l'Occident se cherche cet homme des Lumières vienne éclairer notre lanterne.

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