Entretien

Robert Misrahi : "La liberté s’apprend"

Robert Misrahi - Photo Photo Ramet Gaudin

Robert Misrahi : "La liberté s’apprend"

Pour le philosophe, les manifestations du 11 janvier s’apparentent à "la maîtrise réfléchie d’un acte libre". Un message porteur d’espoir que le défenseur d’"une éthique de la joie" prolonge dans son dernier essai, où la liberté "réfléchie, réciproque et responsable" tient une place centrale.

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Par Véronique Rossignol,
Créé le 06.02.2015 à 01h03 ,
Mis à jour le 06.02.2015 à 10h44

Il faut peut-être d’emblée donner une précision importante avant d’entrer dans la philosophie positive de Robert Misrahi : ce penseur français de 89 ans est résolument athée. Fils d’un ouvrier tailleur juif d’origine turque, le philosophe, qui a développé sa doctrine à partir de deux balises - Spinoza, dont il est l’un des plus éminents traducteurs et commentateurs et à qui, dit-il, "il doit l’essentiel", et Sartre, qu’il a rencontré à la fin de l’adolescence et qui a marqué sa formation intellectuelle -, récuse en effet toute idée "d’arrière-monde", d’au-delà, de transcendance. Pour lui, "le but ultime de l’existence", "le Préférable", l’autre nom qu’il donne au bonheur, est par conséquent à rechercher et à construire ici et maintenant. Depuis ses 10 ans, âge auquel il a refusé d’entrer dans la communauté des juifs croyants, il se tient donc loin de toute religion. Cette position explique sans doute aussi pourquoi et comment, tout en ayant été marié pendant soixante ans à une psychanalyste lacanienne, il a tracé son chemin philosophique, fondant sur le désir et la liberté, et contre "la morale du devoir", son "éthique de la joie", en marge de tous les grands courants de pensée du XXe siècle.

Ceci posé, on peut alors aborder La liberté ou le pouvoir de créer, son dernier ouvrage, à paraître le 11 février chez Autrement dans la bien nommée collection dirigée par Alexandre Lacroix, "Les grands mots". Ce court essai est la synthèse claire, pleine de sagesse et de vitalité, d’un thème auquel l’ancien professeur d’éthique à l’université Paris-1 Panthéon Sorbonne a déjà consacré plusieurs ouvrages, et ce grand sujet trouve en ce tragique début 2015 des résonances troublantes.

Une foule patiente

Evidemment, cet ancien élève de Bachelard, de Jankélévitch et de Merleau-Ponty, devenu un philosophe sans idole ni chapelle, ne pouvait qu’être interpellé par ces centaines de milliers de personnes défilant au nom de la liberté d’expression. "C’est un événement d’une importance considérable, juge-t-il, dont on n’a pas encore évalué toutes les conséquences." Qu’a lu Robert Misrahi dans ces manifestations de masse ? "D’une part, il s’est exprimé là la manifestation personnelle et spontanée de la liberté elle-même." Surtout, dans "les motivations claires de la revendication, celle de la liberté d’expression pour Charlie Hebdo et les journalistes en particulier, mais aussi pour les citoyens en général, comme dans la forme de la manifestation réunissant dans la rue une foule silencieuse, patiente, capable de marcher tranquillement pendant plusieurs heures", Robert Misrahi a aussi vu non pas une simple réaction mue "par des déterminismes aveugles", mais "la maîtrise réfléchie d’un acte libre". "Les citoyens y ont exprimé simultanément la démocratie de droit et le fait d’être des êtres responsables."

Bref, "cela fait naître un espoir", pense-t-il. Pour autant, le philosophe à qui on a parfois reproché un idéalisme qu’il assume pose certaines conditions pour que cet espoir soit "entier et satisfait" et que les débats qu’il a ouverts ne retombent pas. Avant tout, il s’agit que cette espérance ne soit "pas analysée avec les préjugés traditionnels". Entre autres choses, il faut combattre "l’idée fausse, qui est une ignorance de la définition même du pacte social illustré par les manifestations, que la liberté d’expression s’oppose à la sécurité".

Et encore doit-on être au clair avec ce que l’on entend par liberté. Dans La liberté ou le pouvoir de créer que Robert Misrahi introduit en évoquant plusieurs étapes décisives de son incroyable parcours de vie, en particulier "l’acte libre" qui l’a conduit à 17 ans, en 1943, sous l’Occupation, à découdre volontairement l’étoile jaune qu’il était contraint de porter, il revient sur la distinction qu’il a établie entre deux niveaux de liberté : une liberté première et spontanée, présente chez chacun, sorte de "pouvoir d’initiative", liberté qui peut être "aveugle ou contre-productive" mais "toujours déjà là", et une liberté construite tournée vers la recherche de la joie. Ainsi, pour l’auteur d’Existence et démocratie, ouvrage sur les rapports entre l’individu et la société, la liberté d’expression, d’où découle la liberté de création, doit s’inscrire dans cette liberté de second niveau. Dans le cadre de règles communes qui sont des limitations décidées ensemble, selon la définition rousseauiste du contrat social. "Bien sûr, il ne s’agit pas de défendre la liberté d’expression sans bornes, comme possibilité de penser et dire n’importe quoi."

Voilà pourquoi le philosophe considère que "Dieudonné ne peut pas dire que la Shoah n’a pas existé car cette affirmation fausse est une agression faite aux enfants des victimes. C’est irréfléchi donc irresponsable."

 

Pas "tout à fait d’accord"

Mais Robert Misrahi n’est pas non plus "tout à fait d’accord" avec le dessin de une du numéro de Charlie Hebdo qui a suivi les attentats. "Je trouve que cette couverture ressort de la simple provocation, d’un conflit idéologique sur des points secondaires. Il n’y a pas d’enjeu grave qui justifie ici cette position." "Il y a évidemment des positions fermes à tenir sur la liberté de conscience religieuse ou politique, principe fondamental de la démocratie, mais il faut être conscient que cela ne peut se faire que dans ce respect de la réciprocité qui est l’une des conditions nécessaires de ce que j’appelle la liberté seconde, c’est-à-dire la liberté réfléchie, réciproque et responsable, intelligente et partageable." "Je ne suis pas d’accord avec cette caricature tout en respectant totalement la liberté du journaliste, précise-t-il, mais il me semble que dans ce cas, cette liberté a manqué le second niveau."

"Ce grand espoir devant une nation qui se lève pour affirmer sa liberté ne peut être satisfait que si on prend conscience du lieu où l’on peut agir", estime-t-il encore, et "le premier lieu de l’action, c’est l’éducation. Cela concerne à la fois le système éducatif mais aussi les médias qui doivent faire leur propre évolution". Car "la liberté, ou la citoyenneté, comme on peut aussi l’appeler ici, veut être enseignée. Elle s’apprend". "Il y a donc tout à faire", affirme sans pessimisme celui dont l’idéal serait de mettre au programme de l’école républicaine l’enseignement de la liberté et du bonheur, "de faire faire de la philosophie dans toutes les disciplines, dans tous les métiers".

Pour le philosophe, ce sont les jeunes générations qui, en priorité, peuvent prolonger concrètement l’espoir qu’a fait naître le large mouvement de revendication de la liberté. Et c’est d’ailleurs à cette jeunesse "pas encore prête", faute de réflexion et de maturité, mais par définition "enthousiaste et éducable", que Robert Misrahi a consacré son prochain livre, à paraître dans quelques mois.

La liberté ou le pouvoir de créer, de Robert Misrahi, Autrement, 128 p., 14 euros. ISBN : 978-2-7467-4052-5. Parution : 11 février.

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