Avant-critique Roman

Richard Yates, "Jeunes cœurs éprouvés" (Robert Laffont)

Richard Yates - Photo © Jerry Bauer/Opale Leemage/Robert Laffont

Richard Yates, "Jeunes cœurs éprouvés" (Robert Laffont)

Paru aux États-Unis en 1984, Jeunes cœurs éprouvés de Richard Yates brosse avec réalisme le portrait de l'Amérique des Trente Glorieuses, sous les traits d'un couple dont le naufrage paraît inéluctable.

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Par Laëtitia Favro
Créé le 31.10.2023 à 09h00

L'envers des rêves. Richard Yates dépeint comme peu d'écrivains les rêves brisés de la classe moyenne américaine. En 2008, le réalisateur Sam Mendes portait à l'écran son premier roman La fenêtre panoramique (sous le titre Les noces rebelles), avec Kate Winslet et Leonardo DiCaprio en couple dépassé, aux aspirations trop grandes pour ce que la société a à lui offrir, et qui se délite. Un même sort semble réservé à Lucy Blaine et Michael Davenport dans Jeunes cœurs éprouvés, et ce, dès les prémices de leur relation. « Ce n'était pas la plus jolie fille qu'il ait jamais rencontrée, songe Michael en parlant pour la première fois avec Lucy. Mais c'était sans nul doute la première jolie fille à lui manifester autant d'intérêt, et il savait que c'était un bon point de départ pour faire un bout de chemin. »

À 23 ans, Michael a passé les premières années de sa vie d'adulte dans l'armée de l'air, à se battre en Europe. De « sinistres années d'humiliation » et d'ennui dont il dissimule le traumatisme, à l'instar des autres garçons de son âge, sous un individualisme conquérant et une foi démesurée en l'avenir. Michael se rêve en écrivain à succès. Une activité à laquelle la fortune de Lucy lui permettrait de se consacrer à plein temps, mais « étant, pour sa part, un rejeton de la classe moyenne, il avait toujours supposé qu'il réussirait par lui-même ». À la naissance de leur fille Laura, Michael accepte un emploi de rédacteur dans un journal d'entreprise, L'ère des grandes chaînes de magasins, et « [crache] du texte au kilomètre pour vanter les mérites de "nouveaux concepts courageux et révolutionnaires" ». Il y fait la connaissance de Bill Brock, lui-même plongé dans l'écriture d'un roman ouvrier, double auquel il ne peut s'empêcher de se comparer, notamment lorsqu'il rencontre Diana, sa compagne, une beauté brune « à la démarche altière d'un mannequin ». « Michael devait s'armer de courage lorsqu'il prenait le risque de laisser son regard naviguer de Diana à Lucy, espérant que son épouse lui apparaîtrait comme la plus séduisante des deux, et il était invariablement déçu. »

Dans cette Amérique de l'après-guerre, l'essor du consumérisme favorise la compétition entre individus jusque dans les moindres détails. Ainsi Michael en vient-il, lorsqu'il rencontre Maitland, le frère de Diana, à avoir honte de sa moustache. « Celle de Maitland, bien plus fournie, était une moustache de jeune iconoclaste rebelle comparée à la moustache de gratte-papier de Michael. » C'est dans cette attention aux détails signifiants, dans leur mise en évidence assassine, que réside le génie de Richard Yates. En nous immergeant dans le quotidien d'un couple « moyen » qui délaisse bientôt New York pour sa banlieue pavillonnaire, il nous permet d'appréhender l'imminence de la catastrophe et de la vivre de l'intérieur. En alternant les situations au ridicule comique et des passages d'une grande violence psychologique, il traduit en mots le deuil des illusions. Au début du roman, Michael Davenport peine « à parachever le long poème ambitieux supposé justifier » ses autres poèmes « et boucler la boucle », sans s'apercevoir que le titre même choisi pour son recueil le condamne à l'avance. Ce titre ? « Tout est dit. »

Richard Yates
Jeunes coeurs éprouvés
Robert Laffont
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 22,50 € ; 448 p.
ISBN: 9782221264706

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