La France va commencer à rattraper son retard sur la Corrèze, au moins en ce qui concerne les équipements numériques des collégiens : à partir de cette rentrée, les élèves de 5e de 207 collèges répartis dans l’ensemble du pays recevront des tablettes tactiles à utiliser en classe, à l’instar des enfants inscrits dans les établissements du département qui a démarré cette expérience dès 2010. C’était la volonté de François Hollande, alors président du conseil général. Devenu président de la République, il a suivi de près les discussions sur le sujet, et a pesé dans les choix du plan numérique pour l’éducation qu’il a annoncé le 7 mai et qui prévoit la généralisation des tablettes pour les collégiens à partir de la rentrée 2016.
L’Etat paie la tablette à moitié
Ce plan e-éducation est testé dès cette rentrée dans ces 207 établissements "préfigurateurs", selon la terminologie de l’Education nationale. L’Etat s’engage à prendre en charge la moitié du prix des tablettes, jusqu’à concurrence de 380 euros, à condition que les départements financent le reste. Et surtout, il prévoit 30 euros par élève et par enseignant pour l’achat de ressources numériques. Soit un budget d’environ un million d’euros dès cette année, au vu de l’effectif concerné. "C’est un épiphénomène, il faudra voir ce que ce plan donnera l’an prochain. Dans le scolaire, le marché numérique est inférieur depuis deux ans aux ventes réalisées, en 2011 et en 2012, avec l’aide du chèque ressources du précédent plan numérique", rappelle sévèrement Mahin Bailly, directrice générale de Magnard-Vuibert (groupe Albin Michel).
D’autant que l’effet de cette expérimentation n’est pas encore perceptible chez des éditeurs. "Les collèges ont été tardivement sélectionnés, l’organisation de leurs appels pour le matériel prend du temps, les commandes de contenus arriveront plus tard", prévoit Carole Percet-Guibourg, directrice du développement numérique éducatif pour Hachette et sa filiale le groupe Hatier. A ce titre, elle est responsable du Kiosque numérique de l’éducation (KNE), la plateforme de diffusion-distribution des contenus scolaires du groupe Hachette et d’éditeurs tiers (Belin et Magnard).
Hachette et ses filiales ont toutefois adapté leur offre commerciale sans tarder, en proposant plusieurs packs à l’attention des "collèges préfigurateurs numériques", ainsi que le KNE le signale sur la page d’accueil de son site. Ces packs proposent des manuels, présélectionnés ou à choisir librement, pour un prix forfaitaire par élève et par an de 16 à 26,25 euros. Les formules s’articulent autour des quatre matières de base (français, histoire-géographie, mathématiques, physique-chimie) avec une ou deux langues. Elles réduisent le prix de la licence annuelle par manuel à environ 4 euros, contre 5 à 6 euros habituellement.
La Saône-et-Loire pionnière
"Avec une subvention de 30 euros, ces packs laissent la possibilité de compléter l’offre avec un autre titre chez un concurrent", note Lionel Baudier, responsable du projet TED (Tablette pour une éducation digitale) lancé en 2012 dans cinq collèges avec le financement du conseil général de Saône-et-Loire. Forts de leur culture numérique et bien soutenus par le département, six autres collèges locaux font partie des préfigurateurs bénéficiant des aides de l’Etat dès cette rentrée. 735 élèves et 130 professeurs recevront une tablette Sqool du concepteur français Unowhy, déjà chef de file du projet TED, et qui a rapatrié l’assemblage du matériel dans le département après l’avoir démarré en Chine. Le conseil général avait lancé un appel d’offres pour la commande de deux mille tablettes, qu’il a abandonné pour profiter des subventions du plan e-éducation annoncé entre-temps.
Organisés et en avance sur leurs confrères, les enseignants ont sélectionné leurs manuels. Nathan et Bordas (groupe Editis), qui participaient aussi au projet TED, ont remporté la mise dans deux collèges, mais Hachette s’est imposé dans trois autres avec son pack numérique. "Un seul hésite encore", note Lionel Baudier, surpris de constater l’absence de panachages entre les deux groupes dans les commandes numériques. "Si les enseignants confirment leur choix pour les classes suivantes, il n’y aura plus qu’un seul groupe éditorial par établissement", souligne-t-il.
Les équipes pédagogiques ont aussi décidé de ne plus acheter de manuels papier, y compris l’an prochain lors du renouvellement complet des programmes. Les enseignants du collège Jean-Mermoz à Yutz, dans l’agglomération de Thionville (Moselle), ont pris la même décision. L’établissement était déjà un "cocon", c’est-à-dire un collège connecté, selon l’abréviation câline qui désigne à l’Education nationale ces unités bénéficiant d’une infrastructure numérique performante. Elle permet d’évoluer sans forcément acheter des terminaux individuels. "Les élèves utilisent les manuels numériques chez eux, sur l’ordinateur personnel ou familial, via notre ENT (espace numérique de travail). Ceux qui n’en possèdent pas y ont quand même accès via des associations de quartier. Au collège, leurs enseignants travaillent avec la version vidéoprojetée", explique Nathalie Cedat-Vergne, chef d’établissement.
Loin du zéro papier
Le changement de programme de 2016 ne modifiera en rien ce choix. Les manuels papier qui restaient désormais en classe ne seront pas remplacés. "Mais nous sommes encore loin du zéro papier, il y a toujours beaucoup de photocopies", reconnaît la principale. Sélectionné comme préfigurateur, le collège fournira des tablettes à ses 200 élèves de 5e en cours d’année.
Le collège privé Saint-François-Les-Goélands, à Saint-Rambert-d’Albon, au nord de la Drôme, est sur la même ligne. Plus autonomes dans leurs investissements, les établissements privés sont plus volontaires dans l’achat de tablettes et de manuels numériques. Loïc Heydorff, gérant d’EMLS (Vitrolles, Bouches-du- Rhône), libraire adjudicataire qui ne travaille que dans le scolaire, constate que ce sont ses premiers clients dans le numérique. Le lycée Notre-Dame-de-Sainte-Croix à Neuilly (92) en est à sa troisième rentrée numérique. La concurrence avec le public peut expliquer cette dynamique, de même que la facilité à demander un financement aux familles.
Pour les éditeurs, aux tarifs actuels des versions numériques des manuels, l’évolution peut même être une bonne affaire. La recette moyenne d’un manuel du secondaire est de 7,80 euros, selon le dernier bilan du Syndicat national de l’édition (SNE). A 5 euros environ la licence par élève et par an, ce chiffre d’affaires est dépassé en deux ans, alors qu’un manuel papier est utilisé au minimum pendant quatre ans, et souvent bien plus longtemps. Dans le numérique, il n’y a pas de marché de l’occasion, et la licence est à renouveler chaque année. Le chiffre d’affaires n’évoluerait donc plus en montagnes russes, au rythme des réformes de programmes.
Aucune marge
Pour les libraires, la situation est plus inquiétante. Ils sont certes maintenant inclus dans la chaîne de commande des contenus, qui passe par les diffuseurs-distributeurs numériques scolaires des deux groupes : CNS pour Editis, et KNE pour Hachette. "Mais pour le moment, nous n’avons presque aucune marge sur ce service, alors qu’il est bien plus complexe à gérer que les commandes de manuels papier", souligne Frédéric Fritsch, directeur général de la LDE à Strasbourg, autre librairie spécialiste du scolaire. Le rôle du revendeur, limité à la gestion de la commande sans aucune prestation, l’inquiète aussi, tant il peut être facilement contourné. Le collège Jean-Mermoz à Yutz traite ainsi en direct avec les plateformes. "Ce n’est pas tenable si le numérique devient prépondérant", s’alarme le DG de la LDE. Une situation qui n’empêche pourtant pas les initiatives, tel le lancement cette année de Tabuléo, "librairie numérique scolaire" ainsi qu’Anthony Dassonville et Gael Leveneur, ses fondateurs, la présentent sur leur site.
Un secteur politico-dépendant
Le privé en avance sur le public
Depuis la rentrée 2013, au collège privé Les Goélands à Saint-Rambert-d’Albon (Drôme), tous les élèves de 6e reçoivent un iPad, loué 16 euros par mois. "En compensation, nous avons baissé les frais de scolarité. L’appareil est à eux à la fin du cycle", explique Jacques Palou, enthousiaste directeur de l’établissement. "Au début, j’étais un peu dubitatif, mais aujourd’hui personne ne reviendrait en arrière. Tous nos élèves seront équipés l’an prochain."
Il a fallu investir dans le câblage des bâtiments en fibre optique, mais il y a aussi des économies réalisées. "Notre budget de manuels papier était de 20 000 à 25 000 euros, contre 2 000 à 3 000 euros aujourd’hui." Et il n’y aura sans doute pas plus de renouvellement l’an prochain. "Le monde qui attend nos enfants est numérique, nous devons les y préparer, autour d’une pédagogie basée sur le travail coopératif."
Apple a servi de déclencheur. Habile, le fabricant d’iPad a organisé une présentation au comité diocésain de l’enseignement catholique. "Les professeurs qui y ont assisté en sont revenus enthousiastes, ils ont convaincu leurs collègues." Premier dans l’académie de Grenoble à se lancer dans l’aventure, le collège a bénéficié d’une écoute très attentive, mais pas de réduction de prix. "Pour 25 iPad achetés, les enseignants reçoivent une demi-journée de formation", note Philippe Chevalier, responsable Education de BIMP, revendeur Apple, qui vient de remporter l’appel d’offres lancé par le collège public et "préfigurateur" de Pierrelatte (Drôme). Dans l’académie, une dizaine de collèges et lycées privés sont déjà équipés.
Budget promis pour les nouveaux manuels
Le ministère devrait réserver 300 millions d’euros, qui seront répartis sur 2016 et 2017.
C’était la grande inquiétude des éditeurs, mais ils ont reçu des assurances du ministère de l’Education nationale, qui a obtenu le feu vert de celui des Finances : il y aura bien un budget exceptionnel pour acheter des nouveaux manuels conformes aux programmes appliqués l’an prochain, à tous les niveaux du collège. "Le budget 2016 devrait prévoir 100 à 150 millions d’euros", avance prudemment Sylvie Marcé, présidente du groupe enseignement du Syndicat national de l’édition, et directrice générale de Belin, maison reprise par le groupe d’assurance Scor en début d’année. Ce crédit financera aussi le lancement à grande échelle du plan e-éducation, "pour environ la moitié des effectifs d’une classe d’âge, soit autour de 400 000 élèves par an, et à condition que les départements s’engagent aussi", ajoute-t-elle. Insuffisant pour financer l’achat de tous les manuels nécessaires à l’application simultanée de la réforme de la 6e à la 3e, ce budget sera reconduit en 2017.
"Le ministère prévoit d’encourager une forme d’étalement des achats : seront prioritaires en 2016 le français, les maths, l’histoire-géographie de la 6e à la 3e, les sciences pour la 6euniquement, et un livre de LV2 pour les 5e. Le reste sera acheté en 2017", explique Mahin Bailly, directrice générale de Magnard-Vuibert. Les éditeurs vont adapter leur plan de publications à ce découpage. Ils y ont d’autant plus intérêt qu’ils répartiront ainsi leur charge de travail sur deux ans, et qu’ils éviteront que les établissements dispersent leurs commandes. Pour s’adapter, ils envisagent de publier des ouvrages couvrant tout un cycle. En théorie, avec environ 7 matières par niveau, les éditeurs voulant proposer une offre complète devraient produire près de 30 manuels l’an prochain.
Eviter un tollé des enseignants
Le 21 août, le ministère a en effet discrètement publié un décret officialisant l’application simultanée, du CP à la 3e, de la réforme préparée depuis 2013. Il a annulé le texte précédent qui prévoyait une application progressive sur trois ans. Le retard de cette réforme, qui aurait dû démarrer lors de cette rentrée, justifie sa mise en œuvre exceptionnelle d’un seul coup. La décision était attendue depuis la présentation des nouveaux programmes, en avril, mais le ministère s’est bien gardé de l’annoncer pour éviter un tollé des enseignants qui devront ingurgiter tous ces changements en une seule année. La querelle sur l’autonomie des collèges et le contenu desdits programmes lui suffisaient.
Pour les éditeurs et leurs auteurs, les six prochains mois seront extraordinairement chargés. "Les programmes définitifs ne sont pas encore publiés, nous ne pouvons pas vraiment démarrer la rédaction sur une base solide", s’inquiète Odile Mardon-Kessel, directrice du secondaire chez Hachette. Alors que ces manuels devront être terminés en avril pour être imprimés et envoyés en spécimens dans les établissements au retour des vacances de Pâques au plus tard, afin que les enseignants fassent leur sélection avant l’été, et que les éditeurs lancent ensuite la fabrication des volumes nécessaires pour la rentrée. Le rétroplanning n’a jamais été aussi serré sur une telle quantité de nouveautés à produire, sans même parler du primaire…