Disparition

Il y avait ses livres, bien sûr, une cinquantaine depuis Blanche et Lucie (1976), hommage à ses deux grands-mères et à cette passion de la chose écrite qu’elles lui ont transmise. Essais, romans, et puis la saga de La bicyclette bleue (1981-2007), qui l’a rendue célèbre. Après ses Mémoires (L’enfant du 15 août, paru en septembre 2013), Régine Deforges, décédée le 3 avril dernier, à l’âge de 78 ans, s’apprêtait à publier un dernier roman, consacré à La bergère d’Ivry, une jeune fille assassinée par son amoureux. Prévu pour le 17 avril, le titre vient d’être repoussé par les éditions de la Différence, la nouvelle date de parution n’ayant pas encore été fixée.

Fierté.

Régine Deforges aimait les histoires romantiques qui se terminent mal, et la beauté convulsive. Mais sa plus grande fierté, tout compte fait, était d’avoir été une militante du livre, une pasionaria de la liberté d’écrire et de publier. Elle avait débuté comme libraire au Drugstore des Champs-Elysées, à la fin des années 1950. C’est là qu’elle avait rencontré Jean-Jacques Pauvert, l’un des hommes de sa vie et son mentor en édition : il l’encourage à créer sa première maison, L’Or du temps, en hommage à André Breton. Elle y publie un premier titre, Le con d’Irène, un érotique attribué à Aragon. Un début fracassant, qui lui vaut saisie, procès, condamnation pour "outrage aux bonnes mœurs" et privation de ses droits civiques. Régine Deforges, déjà marquée par l’affaire de son Cahier volé, qui lui avait valu, adolescente, de devenir une paria à Montmorillon, la ville où elle est née en 1935, en concevra une révolte durable contre l’establishment, la morale bourgeoise, la censure sous toutes ses formes. Révoltée, féministe, femme à gauche toute, tendance libertaire, elle continuera à faire de l’édition jusque dans les années 1990, sous son nom puis chez Ramsay, dans des conditions rocambolesques : succès, procès, faillites… L’argent qu’elle gagne avec ses livres y passe largement. Jusqu’aux procès intentés à La bicyclette bleue, qu’elle finit par gagner mais qui lui auront coûté fort cher. Elle a aussi été chroniqueuse littéraire, jurée du prix Femina (dont elle démissionne avec fracas, en 2006), présidente de la SGDL…

Bilan.

Lorsque nous l’avions interviewée, en juin 2013 (1), elle dressait le bilan de sa vie. A propos des femmes qui, après elle, ont créé leur maison d’édition, elle disait : "Elles sont plus courageuses que les hommes." Elle se plaisait à croire qu’elle pourrait, dès demain, recommencer à publier ou à vendre des livres, "plutôt d’ancien et d’occasion". Mais elle n’en avait plus la force, et puis, reconnaissait-elle, "l’édition a bienchangé, c’est devenu un vrai business". Régine Deforges, qui se définissait comme une "chineuse", fut une pionnière, une ouvreuse de voie. La mère de toutes les éditrices, même si son parcours ne serait plus possible aujourd’hui.

Jean-Claude Perrier

(1) Voir LH 962 du 23.8.2013, p. 20-21.

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