Peut-être parce qu’elle a été prof, donc en phase avec la jeunesse et la nouveauté (en principe), Anna Gavalda possède, comme un septième sens, celui d’attraper l’air du temps. D’où son succès aussi phénoménal que durable au Dilettante (depuis 1999 et Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part) et le fait que lorsqu’on interroge à son sujet ses lecteurs et lectrices - majoritaires, mais pas seulement -, ils avouent s’être retrouvés dans les personnages qu’elle invente, met en scène, fait vivre et parler - ici, la construction du récit et la façon de s’exprimer de l’héroïne-narratrice sont fondamentales - avec une tendresse constante, une empathie qui confinent parfois à la sensiblerie. Mais Anna Gavalda a tant de sincérité et de talent qu’elle peut faire dans le lacrymal sans tomber dans la nunucherie. Billie, son premier roman depuis L’échappée belle (2009), en est la preuve manifeste.
Racontée en flash-back par l’héroïne - prénommée Billie par ses parents en référence à Michael Jackson, mais qui découvrira plus tard l’autre, la malheureuse Holiday, qui lui correspond mieux -, son histoire et celle du garçon de sa vie, Franck Muller, sont de vrais désastres. Deux enfances bousillées, celle de la jeune fille surtout, originaire de la cité des Morilles, un morceau du quart-monde. Ils se sont connus en troisième, dans le collège d’un sinistre bled de campagne, au moment où leur professeur de français cherche des volontaires pour monter une pièce de Musset, On ne badine pas avec l’amour. Ça ne s’invente pas. Après bien des tergiversations, et après que Franck, plus lettré, plus policé que son amie, vraie boule de rage concentrée, lui eut traduit la pièce en « ado », Billie sera Camille et lui Perdican, au cours d’une représentation aussi triomphale qu’unique. Sur scène - et l’on connaît bien la vertu thérapeutique, maïeutique du théâtre en milieux difficiles, scolaire, carcéral ou hospitalier -, les deux adolescents font craquer leurs inhibitions et se déclarent leur flamme… Virtuelle : Billie-Camille, pour être « respectée » dans sa cité, s’est fait dépuceler toute jeune et vit avec de petites frappes, et Franck-Perdican est homo !
Après quatre ans de séparation et de malheurs, ils se retrouvent et décident de ne plus se quitter. Ils mènent un temps une vie de bobos à Paris, grâce à un petit héritage de Billie, laquelle devient la fleuriste (autodidacte) à la mode. Ils se sociabilisent : les voici même partis faire une randonnée avec des ânes dans les Cévennes, accompagnés d’autres bobos ! Des insupportables, culs-bénits et homophobes. On est en pleine campagne contre le mariage pour tous. Billie craque et injurie. Puis ils prennent la tangente. Et c’est là qu’ils tombent dans un ravin. Franck, blessé sévèrement, va-t-il mourir ? Une nuit durant, la jeune fille va tout déballer à une étoile-témoin, à son rythme et dans son style, qui ne ressemble à aucune autre langue parlée.
Anna Gavalda a-t-elle opté pour la tragédie, ou pour un happy end ? On laissera le plaisir de le découvrir à ses lecteurs : le tirage initial du livre (299 999 ex.) a déjà été porté par Le Dilettante à 350 000. Best-seller annoncé, donc, ce roman poétique, tout public, truffé de clins d’œil et de références (à Baudelaire, Musset, Hugo, Stevenson ou Saint-Exupéry, mais aussi Barbara, Goldman ou Souchon), où l’on sent qu’Anna Gavalda s’est « éclatée », comme dirait Billie. Jean-Claude Perrier