Ils ont commencé à trois en 2007, ils sont onze aujourd’hui et seront seize au printemps. La librairie Le Port de tête, qui a le vent en poupe dans le quartier privilégié du Plateau-Mont-Royal, à Montréal, va doubler sa surface, actuellement de 130 m2, en s’adjoignant un autre local sur le trottoir d’en face. Elle y déploiera ses rayons sciences humaines et histoire, et un espace de débats et spectacles. "En dix ans, nous n’avons cessé de progresser", se félicite le fondateur, Eric Blackburn, par ailleurs président de l’Association des libraires du Québec (ALQ). Il développe un concept qu’il veut "plus intellectuel, plus expérimental" que la moyenne des librairies, mais surtout "jeune, festif, ouvert, donnant aux éditeurs envie de venir organiser leurs lancements dans le magasin". "Notre succès repose sur la qualité et la singularité de notre assortiment et sur l’accessibilité des lieux", estime Eric Blackburn.
Dans le Québec de 2017, ses performances sont loin d’être isolées. A Verdun, une commune populaire en pleine "boboïsation" à l’ouest de Montréal, la Librairie de Verdun a fait une percée spectaculaire. Après avoir racheté et rebaptisé il y a dix ans le petit magasin Sons & lettres, Philippe Sarrazin en a fait une des librairies les plus en vue de l’agglomération montréalaise, avec un développement continu. "L’essor de la librairie procède de la dynamique de l’achat local, inspiré du mouvement "buy local" aux Etats-Unis, et sur un gros travail d’équipe", explique Billy Robinson, l’un des cadres de l’établissement. Au printemps 2016, la Librairie de Verdun a déménagé dans un ancien local industriel de près de 300 m2 qui fut un "magasin général" puis une église baptiste sur la rue Wellington, l’axe central de la commune. Elle intègre un café et est fortement présente sur les réseaux sociaux. Le rayon jeunesse occupe près de la moitié de la surface de vente. "Les ventes ont fortement progressé, de même que la participation à nos activités et la présence des clubs de lecteurs", se réjouit Billy Robinson, lui-même blogueur, chroniqueur à la radio montréalaise CKVL et dans l’émission "La librairie francophone", diffusée en France sur France Inter, qui poursuit : "La clé, c’est de ne pas abandonner. Il faut se battre pour démontrer que les libraires sont là pour apporter du conseil et du service, que nous sommes des spécialistes."
Successions et relèves
Au début des années 2010, pourtant, où le marché du livre québécois a plongé (1), l’avenir s’annonçait sombre. Sur moins de quatre ans, l’ALQ a comptabilisé 27 fermetures. Mais le rachat très symbolique, en septembre 2016 à Montréal, d’Olivieri, fleuron de la librairie indépendante, par la grande chaîne Renaud-Bray (45 succursales et 30 à 40 % du marché), tient de l’épiphénomène. "Depuis 2015, il y a eu très peu de fermetures et elles sont plutôt liées à une mauvaise gestion", observe Katherine Fafard, la directrice générale de l’ALQ, qui compte 126 librairies adhérentes, dont une dizaine hors Québec, au Nouveau-Brunswick et en Ontario. Au contraire, les successions et relèves se sont multipliées depuis deux ans : transmissions familiales aux librairies Centrale (Dolbeau), Asselin (Montréal), Marie-Laura (Jonquière), Soleil (Gatineau et Ottawa, avec la participation d’employés), Côte-Nord (Sept-Iles) ou Larico (Chambly) ; reprises par des employés pour Pantoute (2 librairies à Québec), Au boulon d’ancrage (Rouyn-Noranda), Le Fureteur (Saint-Lambert) et L’Exèdre (Trois-Rivières) ; reprises par d’autres acteurs pour Librairie boutique Vénus (Rimouski), Librairie du Portage (Rivière-du-Loup), ABC (La Tuque), Bertrand et la Librairie du Square (Montréal), En marge (Rouyn-Noranda), H. Fournier (Lévis), Le Papetier (Repentigny) ou les Galeries de Granby (Granby). L’ALQ répertorie aussi 9 ouvertures dont la Librairie du Quartier (Québec), Perro (Shawinigan), Canaille (Lac-Mégantic), Bric à Brac (Montréal) ou L’Arlequin (Saint-Sauveur). Sur quatre ans, un tiers des membres de l’ALQ se sont renouvelés.
Parmi eux, Eric Simard (46 ans, fort d’une expérience dans l’édition et la librairie) et Jonathan Caquereau (36 ans, venu de l’univers du spectacle) ont repris en 2015 la petite (65 m2) mais très renommée Librairie du Square, à Montréal. "Nous voulions une petite librairie qui renvoie une image positive", explique Jonathan Caquereau. Tout en présentant une offre diversifiée de près de 10 000 titres, ils veulent s’imposer comme la référence pour la poésie et le théâtre. "La dimension de la proximité est très importante, estime Eric Simard. C’est l’avenir de la librairie."Pour Katherine Fafard apparaît "une nouvelle génération, exigeante en termes de gestion, qui n’a pas peur de la technologie et qui veut animer le marché", et ce renouveau de la librairie indépendante se retrouve dans les statistiques des ventes de livres. Sur les neuf premiers mois de 2016, d’après les données de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec (OCCQ), l’activité des librairies indépendantes a progressé de 3,5 % par rapport à la même période de 2015, quand les chaînes de librairies reculaient de 2 %, et la grande diffusion de 6,7 %. Le panel Gaspard, qui compile les ventes de 80 librairies, fait état d’une progression de leur chiffre d’affaires 2016 de 5 % à fin novembre.
Climat favorable
L’injection par le gouvernement québécois de 12,7 millions de dollars canadiens (9,1 millions d’euros) sur deux ans dans la chaîne du livre à travers un plan de 12 mesures (2) a contribué à donner de l’air à la librairie indépendante. Il arrive à échéance le 31 mars, mais "nous avons eu des signaux laissant entendre qu’un nouveau plan prendra la relève, et un processus de révision des programmes structurels de subvention de la Sodec a démarré", indique Benoit Prieur, le directeur général de l’Association des distributeurs exclusifs de livres en langue française (Adelf). Lors du dernier Salon du livre de Montréal, mi-novembre, l’Adelf a aussi invité Jean-Paul Hirsch, directeur commercial de P.O.L, à présenter à ses membres le fonctionnement de l’Association pour le développement de la librairie de création (Adelc) en France.
Mais les libraires ont eux-mêmes créé un climat favorable à une régénération de la profession en se professionnalisant et en s’organisant. "Dans nos plans de formation, il y a une grosse demande sur la gestion financière", observe Katherine Fafard, qui a aussi ouvert en 2014 un programme de coaching personnalisé qui lui permet d’accompagner 10 librairies par an. De son côté, le groupement des Librairies indépendantes du Québec (Liq), qui fêtera au printemps ses 10 ans et le 100e numéro de son magazine gratuit Le Libraire, apporte à 105 librairies, généralement également membres de l’ALQ, de multiples services "pratico-pratiques", comme les décrit son directeur général, Dominique Lemieux : outils et campagnes de promotion, site mutualisé de vente en ligne, partenariats médias… Ceci explique cela.
(1) Voir "Le Québec dans le creux de la vague", LH 1020, du 28.11.2014, p. 16-19.
(2) Voir "Hélène David : il faut réinventer la notion de librairie", LH 1045, du 5.6.2015, p. 26-27.