Son titre est éloquent. C’est un livre fait pour les yeux. Par ses nombreuses illustrations, par sa mise en page, par sa typographie même, il suscite le regard autant qu’il interroge. Que voyons-nous, qu’est-ce que regarder ? Dans cet abîme de réflexions, Michel Serres est à son aise, lui, le bavard, le philosophe octogénaire qui n’aime rien tant que les sciences quand il parle d’art et convoque les arts pour montrer la science, l’académicien si peu académique qui établit des passerelles parfois fragiles entre les idées.
Car il y a du ludique dans cet ouvrage qui s’interroge sur les différentes manières de percevoir le monde et sur ce monde qui lui aussi nous regarde. "Ainsi l’univers s’ensemence-t-il d’yeux. Le voici." L’auteur de Petite Poucette, immarcescible best-seller des éditions Le Pommier depuis 2012, constate avec jubilation que le monde, interprété par notre cerveau via la rétine, existe d’abord pour être vu. On pourra même avoir une idée de la perception de la place Vendôme à Paris par un chat.
Mais que voit-on quand on "regarde" Lascaux au travers d’un système 3D ? Dans ces textes courts qui s’apparentent quelquefois à des poèmes, Michel Serres investit la question du virtuel. "Nous sommes virtuels dans la plupart de nos actions." A l’aide d’illustrations magnifiques, finement choisies, puisées autant dans les labos que dans les musées, le livre fonctionne lui-même comme un regard, une façon d’envisager ce qui nous entoure. Avec son goût du paradoxe, Michel Serres nous invite à entrer plutôt qu’à sortir de la caverne de Platon. "Le savoir est nyctalope", assure-t-il, il voit dans la nuit et se rassure au jour. Il fallait bien un tel kaléidoscope pour nous montrer cela. L. L.