Ils auront tout essayé : les bonnes feuilles, les coéditions, les plus-produits ou ces livres vendus d’office en kiosque qui ont fait long feu. A l’heure où tous les clignotants de la presse et de l’écrit sont à l’orange, bon nombre de journaux croient encore dur comme fer au bon vieux papier et, sans doute pour conjurer un mauvais sort, se lancent dans l’édition à part entière, avec des départements, voire de véritables maisons d’édition indépendantes ayant pignon sur rue. On est à l’ère du numérique, et alors ? Ils y croient pour leurs pages, et si Le Point a été un des premiers à proposer sa version Web, il créait en avril dernier les éditions La Boétie (voir p. 17) avec l’idée de publier 14 titres par an, prolongés par leurs versions numériques, qui prolongeraient leurs enquêtes.
Frustration.
Car à l’image de Prisma, qui a développé sa structure éditoriale il y a treize ans à partir du fonds de National Geographic et ses 125 titres, ou de celui de Géo, joli magazine malheureusement périmé au bout d’un mois, pour aujourd’hui publier 200 titres par an avec une nouvelle intrusion dans le secteur du roman policier étranger avec « Prisma noir », c’est toujours l’idée de combattre une frustration et d’exploiter la richesse de son fonds qui reste le moteur d’une telle initiative.C’est bien parce que personne n’a jamais expliqué l’importance du train au Japon que Claude Leblanc, journaliste fondateur du mensuel gratuit Zoom Japon et plus amoureux que quiconque du pays du Soleil-Levant, a publié l’année dernière un premier guide déjà épuisé malgré la limite de son réseau de distribution. Aujourd’hui, le journaliste étudie la création d’une structure qui lui permettra de publier cet automne, outre une série de guides, des documents et des romans policiers traduits du japonais.
«C’est une tradition du journal de recevoir des écrivains-chroniqueurs. Après Vialatte puis Jean-Pierre Caillard, d’autres sont invités depuis 2000 à commenter l’actualité et le temps qui passe », explique Jean Brousse, administrateur du groupe La Montagne-Centre France, avant de poursuivre : « Ces textes méritent d’être réunis, ils racontent de façon pertinente le début du XXIe siècle. »Causes toujours de Philippe Muray, coédité par Descartes et Cie, vient donc de paraître, avant la reprise des chroniques de François Taillandier en octobre. Et si Libération prépare pour la mi-juillet son nouveau site, il envisage dans un deuxième temps la possibilité de prolonger par l’écrit toutes ses activités annexes, comme ses forums « et autres matériaux qui ne sont pas adaptés à des quotidiens », confie avec prudence Sylvain Bourmeau, malgré le bouillonnement dans le secteur.
Promotion et image.
En attendant, d’autres s’y mettent, et France Culture, une radio qui elle aussi développe ses activités d’éditeur, s’associe avec la toute jeune maison Books édition. Créée en avril 2012 par Books Magazine qui fait la part belle à la fiction étrangère, Books éditions élargit son offre le 24 septembre avec son premier document étranger, Le journal de Polina. « L’idée de créer Books éditions est née avec l’arrivée de Jean-Jacques Augier dans le capital et son expérience à travers les éditions Balland ou P.O.L, explique Louis Dumoulin, directeur éditorial. Grâce à Hachette, nous entrons dans le réseau de diffusion du livre, et cela permet à la revue d’être mieux diffusée en librairie. »L’autre intérêt avoué, en effet, est celui de pouvoir faire la promotion de ses titres dans les pages du magazine, tandis que les livres renforcent l’image de marque du magazine. Car porter l’image du journal et lui donner ses lettres de noblesse jusqu’en librairie et dans les pages livres des concurrents est un des premiers intérêts d’une structure d’édition. C’était en tout cas l’idée première de Stéphane Chabenat, fondateur du magazine Classica racheté par L’Express-Expansion, lorsqu’il a créé en 2004 Express-Roularta éditions, tandis qu’il était chargé de Lire. Il avait utilisé d’abord les compétences journalistiques des collaborateurs du groupe pour une collection de guides, désormais abandonnée : «En 2009, on s’est rendu compte que leur avenir était restreint », admet Nathalie Riché, directrice éditoriale, qui depuis a lancé « Doc L’Express ». Cette collection revient sur les grandes affaires de la Ve République, avec deux tiers d’archives commentées et un premier tiers d’inédits, réécrits par un journaliste, et des ventes qui varient selon les titres de 1 500 à 12 000 exemplaires. Mais surtout depuis deux ans, L’Express multiplie les coéditions, que ce soit avec le magazine Psychologies, avec Radio France (Grands criminels de l’Histoire de Jacques Expert s’est vendu à 16 000 exemplaires), ou encore avec Perrin : « C’est gagnant-gagnant pour tout le monde : d’un côté, on offre la publicité dans nos pages et, de l’autre, on y gagne en termes d’image », dit encore Nathalie Riché.
Au Figaro, qui a toujours cherché à développer des suppléments pour plus de visibilité, les premiers hors-séries ont été suivis de ventes couplées en kiosque, aujourd’hui abandonnées et remplacées par des collections de 20 à 40 titres comme celles de Luc Ferry ou de Jean d’Ormesson. Développées par Anne Evrard, directrice marketing du quotidien, elles sont vendues seules, comme des livres, ce qui leur permet d’être partout.
Après des années fastes, avec notamment des textes de référence édités avec Flammarion et dont les ventes pouvaient atteindre 60 000 exemplaires par numéro, Le Monde en revanche fait marche arrière.
« Il y a encore de belles niches. »
Avec une offre mieux ciblée, Le Monde éditions développe, seul ou en coédition, différentes collections sur les petits polars et les mathématiques (en cours), les arts (en septembre) vendus essentiellement en kiosque, en France mais aussi en Suisse et en Belgique, et qui peuvent se retrouver sous coffret en librairie. « Il y a encore de belles niches », confirme Hervé Lavergne, responsable des produits dérivés du quotidien.« Nous ne sommes pas éditeur », explique Didier Pourquery, rédacteur en chef du quotidien chargé de la diversification depuis avril dernier. «Nous ne cherchons pas forcément à développer cette activité, sauf si c’est valable. Nous cherchons juste à mettre en valeur nos contenus. »
Habités sans doute par le syndrome du rédacteur fâché d’« être coupé », les journalistes de Ouest-France, précurseurs de ce qui se passe aujourd’hui, ont posé le premier granit des éditions du même nom en 1975, enfermant dans une boîte de sablés les recettes d’un premier livre improvisé sur la Bretagne à l’insu de leur direction. Dépassant la zone d’influence du quotidien, vendu sur douze départements, les éditions Ouest-France portent aujourd’hui hors des frontières la marque du groupe, fières de ses 200 titres annuels, et une nouvelle incursion dans le secteur de la jeunesse.
Un stock énorme.
Nouvelle cible, la jeunesse intéresse également les éditions L’Equipe, dont Laurence Gauthier est la directrice. Avec deux pôles éditoriaux, les éditions de l’Equipe et les éditions Prolongations, les 12 à 15 titres publiés chaque année permettent l’exploitation du stock énorme de photos et de textes, y compris « ceux qui n’entrent pas dans la ligne éditoriale de L’Equipe ».Comme L’Equipe joue les Prolongations, Charlie Hebdo joue L’Echappée à travers ses éditions, pour se permettre de publier les dessins de ses collaborateurs, qui pourraient être tentés de publier ailleurs. Ce qui reste peu probable pour Notre Temps, premier mensuel français (900 000 exemplaires par mois) assuré de la fidélité de ses lecteurs, éditeur, coéditeur et seul journal vraiment actif du groupe Bayard dans ce domaine. Au point d’adapter à son lectorat des livres de la concurrence, quitte à supprimer quelques chapitres. <
Jean-François Hattier : « On avait envie de passer à l’acte »
Jean-François Hattier, directeur général adjoint du Point chargé du marketing et du développement, dirige les nouvelles éditions La Boétie (distribuées par Volumen), créées en avril 2013 par l’hebdomadaire, sous la direction éditoriale du journaliste François-Guillaume Lorrain.