Le Nouvel Observateur de cette semaine réserve une bien étrange surprise en ouverture de sa section Livres. Sur presque quatre pages, un papier de Jacques Drillon se présentant comme une « enquête sur le livre numérique » porte ce titre combattant : « Pourquoi la France résiste » - sans point d'interrogation. Et le verbe « résiste » doit s'entendre ici dans sa version héroïque : une fière Résistance, a l'image de celle qui entend s'opposer à la mondialisation, cette hydre à qui l'on fait porter - c'est tellement commode - les malheurs du temps. Du reste, le ton est donné dès les premières lignes : « Le livre n'a pas attendu d'être numérique pour exister. C'était un objet parfait. L'industrie et le marketing mondialisé en ont décidé autrement. » Et la fin n'est pas mal non plus : « Nous lirons des livres sur des tablettes non parce que nous les attendions, mais parce qu'il en a été décidé ainsi. La messe est dite. Cela s'appelle la servitude volontaire. » Le dessin qui accompagne l'article achève d'enfoncer le clou : on y voit des manifestants brandissant un drapeau français, retranchés derrière une barricade... en forme de livre papier. Ce n'est plus « Occupy Wall Street », c'est « Occupy la Closerie des Lilas ». Il y a quelque abus de langage journalistique (pour parler poliment) à appeler « enquête » un papier d'opinion - en l'occurrence une opinion passéiste, truffée de mauvaise foi, de contradictions et d'approximations fantaisistes, avec en prime un petit côté rance dont je ne m'explique décidément pas la présence dans l'Obs : à deux reprises, en effet, la Loi Lang y est bassement attaquée. Pour appuyer son propos abêtissant, Jacques Drillon a trouvé des libraires qui assurent que le numérique « n'assure qu'une part à peine quantifiable de leurs ventes (0,01%) » et des éditeurs convaincus que si le numérique devait finir par prendre, « cela serait dû moins à l'objet tablette qu'à la fantastique puissance marketing des grands groupes, capables de vous suggérer vos achats ». Rien que ça ! Rappelons qu'il y a seulement dix ans (c'était hier, et c'était il y a une éternité), il se trouvait une majorité de professionnels de la profession pour vous faire remarquer, avec un rien de condescendance, « que la vente de livres par Internet était anecdotique ». Aujourd'hui, en France, il se vend à peu près un livre sur dix par Internet, et il ne faudra pas attendre dix autres années pour que ce chiffre soit doublé. Mais passons, ce n'est pas le sujet. Les tablettes, à en croire Jacques Drillon, sont « chères », « lourdes » et mal commodes : « On attrape des crampes » (sic). Autrement dit, le consommateur qui se laisse abuser par « la puissance marketing des grands groupes » ne serait donc pas seulement mouton, il serait franchement con. Enfin, le Français un peu moins que les anglo-saxons, si l'on en croit Drillon, puisque « dans un TGV ou un avion, personne ne lit sur tablette ». C'est à se demander si Jacques Drillon est monté dans un avion d'Air France depuis l'époque des Caravelles. Je ne suis pas, loin s'en faut, un hystérique du numérique. Je ne tweete pas. Je ne suis pas sur FaceBook. Et je n'ai pas (encore) d'iPad. Mais... Je suis né dans une maison sans livres ni journaux et pourtant, bizarrement, la seule possession de bien matériels qui m'ait jamais intéressé est celle des livres. Longtemps, ma bibliothèque ne s'est enrichie que des ouvrages que je récoltais comme prix à l'école, soit un livre par an ! C'est simple : à dix ans, j'en possédais cinq. Et je me souviens encore de la fierté et du bonheur (le mot n'est pas trop fort) que j'éprouvais à voir ces cinq livres alignés les uns contre les autres et que je couvais des yeux chaque jour (mais oui !). Plus tard, les premiers sous que j'ai gagnés sont partis dans l'achat de livres : il fallait faire des choix, alors j'avais sacrifié les fringues et les disques. Encore plus tard, j'ai eu les moyens de me constituer aussi une discothèque. Comme j'ai aimé la voir grandir ! Et puis, au printemps 2004, pendant trois mois, j'ai consacré quelques heures chaque jour pour la numériser. L'idée même de posséder une discothèque me semble aujourd'hui parfaitement archaïque : où que j'aille, j'ai ma musique dans ma poche, et c'est l'essentiel. Les livres, c'est encore plus lourd et plus encombrant que les disques. Et ça prend la poussière. Comme beaucoup, j'ai compris ma douleur quand il a fallu déménager. Au fil de mes adresses successives, ma bibliothèque a singulièrement fondu, pour ne se limiter qu'à ce que je considérais comme l'essentiel. L'essentiel, c'est notamment des livres des collections « Blanche » ou « Du Monde Entier » de Gallimard des années 1980 et 1990, qui sont derrière moi alors que j'écris ces lignes : c'était l'époque où Gallimard s'était essayé à des couvertures pelliculées qui n'ont pas résisté au temps : les dos de ces ouvrages sont aujourd'hui totalement illisibles. Je pourrais également citer ces bouquins de chez Grasset, Flammarion ou d'autres éditeurs dont la couverture s'est depuis longtemps désolidarisée de l'intérieur... Voilà trente ans et plus que l'édition est entrée dans un âge industriel : le livre est devenu un produit de consommation courante, aussi périssable commercialement et techniquement que les denrées des rayons « produits frais » des supermarchés. Alors, qu'on ne vienne pas me parler de la « magie » ou de la « sensualité » du papier... Foutaise ! Et plus ça va, et plus je peste de ne jamais avoir sous la main les livres dont j'aurais besoin pour travailler et qui sont restés chez moi. Car, à l'image d'un grand nombre de mes contemporains, je suis devenu un nomade : un jour ici, un autre ailleurs, mon sac en bandoulière. Jacques Drillon aurait bien fait de se plonger dans les études et sondages sur le comportement culturel des Français qui toutes répètent, depuis des années, la même chose : les plus gros lecteurs et acheteurs de livres sont aussi les plus gros consommateurs de films, d'expositions ou de voyages... Quand Apple a lancé son iPad, nombreux furent ceux, chez les spécialistes de nouvelles technologies, qui prédisaient un échec : ils ne voyaient pas comment pourrait s'intercaler ce nouveau produit entre les ordinateurs portables et les Smartphones. Pourtant, dès la première année, il ne s'est pas vendu des centaines, ni des milliers, mais des millions d'iPad. Sauf à être obtus et incriminer encore et toujours « la puissance marketing des grands groupes », comment ne pas voir que le plébiscite des consommateurs est justement la conséquence de cette mobilité, de ce nomadisme grandissant qui nous affecte tous ? l'iPad a laminé le marché en plein essor des netbooks, qui répondait déjà à ce besoin, mais en beaucoup moins bien. Comme l'a très parfaitement résumé dans les Inrocks Marie Darrieussecq, qui ne se sépare plus de son iPad, c'est aussi pratique qu'un laptop, mais en plus léger et moins encombrant. Lecteur professionnel, voilà déjà un moment que je demande aux éditeurs de ne plus m'envoyer les épreuves de livres à paraître autrement qu'au format PDF (quand c'est possible...) : c'est tellement plus rapide à recevoir, plus facile à transporter ! et tellement plus agréable de retrouver, d'un clic, une citation dont on a gardé la mémoire sans avoir pensé à l'annoter... Je sais qu'un jour, je sauterai le pas avec les livres, comme j'ai sauté le pas avec les disques. La force de l'habitude (et une forme de nostalgie, sans doute) m'en retiennent encore, mais sans doute plus pour longtemps.