L’Etat-nation est né en Europe. L’identité des pays du Vieux Continent s’est forgée sur le dos des minorités de chacun de ces pays, elle est le fait de la domination d’une région sur une autre avec sujétion à sa langue, à sa religion, à ses us et coutumes. L’attitude à l’égard de ceux qui n’appartenaient pas à la majorité ou au groupe hégémonique se traduisait par un choix assez simple : l’assimilation (le cas des Juifs allemands à qui la langue de Goethe fut imposée) ou le départ (les dissidents doivent s’exiler, comme les huguenots lors de la révocation de l’édit de Nantes en 1685, ou vivre cantonnés dans des quartiers spécifiques, tel le ghetto de Venise). Aussi la formule « La France, tu l’aimes ou tu la quittes », si elle a pu parfois choquer d’aucuns, puise sa logique dans une mentalité bien européenne. A rebours de l’Europe, l’Amérique s’est construite sur l’idée de tolérance religieuse. Dans la mesure où les pères fondateurs de cette nation étaient des « puritains » originaires d’Angleterre et poussés à l’exode afin de pratiquer librement leur foi, nulle croyance ne saurait prendre l’ascendant sur une autre. La liberté, dans la conception américaine, c’est avant tout la liberté de culte.
En Europe, trois pays ont voté une loi en faveur de l’interdiction du port du voile islamique intégral (burqa, niqab) dans les lieux publics. Nombre de voisins de la France, de la Belgique et de l’Italie, sans aller jusqu’à légiférer, partagent ce sentiment d’urgence à réagir contre la progression de l’islam et de sa loi, la charia, dans la société (menus spéciaux dans les cantines, piscines non mixtes, etc.). Mais où est le problème ? s’interroge l’intellectuelle américaine Martha C. Nussbaum, si ce n’est la peur primaire et narcissique d’un « Autre » que représenterait aujourd’hui le musulman dans la plupart des sociétés occidentales. Dans un essai très à rebrousse-poil pour qui est né ou a grandi dans le berceau de la laïcité et de l’universalisme, l’auteure des Religions face à l’intolérance : vaincre la politique de la peur démonte tous les arguments en faveur de la prohibition de la burqa : raison sécuritaire, civisme et transparence, réification de la femme… Cette interdiction n’est pas tant une vraie mesure de sécurité que de discrimination. Qui est pour le terrorisme ? Et Nussbaum est, bien sûr, d’avis que la personne portant la burqa doit pouvoir décliner son identité en dévoilant aux agents de police son visage. Mais de là à interdire le port de ce vêtement sous prétexte qu’il est religieux ne tient ni en droit (si l’on est démocrate), ni en philosophie (si l’on adhère à la morale kantienne). Refus des minarets en Suisse, affaire du centre Park51, salle de prière pour la communauté musulmane à deux pas de Ground Zero où eurent lieu les attentats du 11 Septembre… Les décisions visant à limiter le culte (en l’occurrence, musulman) sont le plus souvent motivées par l’idéologie du choc des civilisations et sont le « cache-sexe » d’une islamophobie : rampante. Martha C. Nussbaum, juriste et philosophe de formation, étaye son plaidoyer pour la liberté de culte avec force conviction. On la suivra plus en droit qu’en philosophie, surtout si l’on adhère à Levinas et à son concept de l’infini du visage. S. J. R.