Imaginez le monde divisé en deux blocs antagonistes, comme au temps de la guerre froide, mais pour le coup pas tant froide que bouillonnante d’incessants combats. Un camp dominé par une minorité d’oligarques hyper nantis tirant les ficelles d’une économie ultralibérale globalisée, l’autre gouverné par un système collectiviste révolutionnaire sous la férule duquel les masses laborieuses marcheraient au pas. Ajoutez au tableau une ou deux catastrophes nucléaires, dans le style Tchernobyl… Bienvenue à Terminus radieux, le nouveau roman d’Antoine Volodine !
L’Orbise, dernier bastion du marxisme-léninisme, est tombée aux mains du "nihilisme néofasciste". Une résistance s’était constituée mais son commandant a perdu la tête, il voulait "fai[re] appel à la fois à des forces démoniaques, aux extraterrestres et à des kamikazes". Soldats fidèles à la cause bolchevique, Kronauer, Vassilissa Marachvili et Iliouchenko l’exécutent et fuient dans le no man’s land environnant irradié. Leur course folle s’essouffle, ce trio pétri de camaraderie martiale et d’amitié amoureuse est exsangue. Vassilissa est mourante, Kronauer décide d’aller chercher des vivres au-delà de la forêt. En chemin, il rencontre une jeune femme frappée d’une sorte de catalepsie qu’il va porter jusqu’au village dont le chef est le père de cette dernière. "Terminus radieux", le kolkhoze dirigé par Solovieï, communiste dévoyé converti au chamanisme, abrite une pile nucléaire qui a disjoncté. Sur le Léviathan radioactif veille une centenaire, la Mémé Oudgoul…
Uchronie, SF, autant de labels que l’auteur de Des anges mineurs (Seuil, 1999, prix du Livre Inter 2000) récuse, préférant pour qualifier sa prose l’expression "post-exotisme". Une littérature débarrassée de l’obligation d’intrigue et où la succession des événements relève simplement du chaos existentiel. Et puis le paysage, c’est déjà tout une histoire. Les fictions de Volodine, appelées "narrats" dans leur format court, tiennent du conte ou de la relation de voyage - récit de survie dans un univers de désolation post-apocalyptique où se déploie un décor soviétique avec administration kafkaïenne, sovkhozes, kolkhozes, goulags… N’y point trouver de message politique particulier. L’utopie communiste est chez l’écrivain post-exotique une esthétique. Juste une façon de parler de la condition humaine, ce rêve brisé d’égalité. Et dans le champ de ruines des idéologies jaillit alors la conscience qu’il est une autre égalité, une solidarité profonde entre les êtres et les choses : homme, bête, herbe, caillou, même vain combat. Dans la mort, après la mort, tout communique ; entre vie et trépas ou déjà mort, on est plus détendu pour parler. Comme dans Bardo or not Bardo (Seuil 2004, repris chez "Points"), trekking post mortem inspiré du canon de l’au-delà tibétain, le Bardo Thödol, il règne dans Terminus radieux une atmosphère de magie. Et toujours l’humour du désastre typiquement volodinien. Se lamentant sur son sort de pauvre hère, Kronauer se voit demander par Solovieï s’il est vivant. "Ben oui", dit-il. Et l’autre de renchérir : "Alors, de quoi tu te plains. Etre vivant, c’est pas donné à tout le monde." Sean J. Rose