Entretien

Pierre Lemaitre : « Ecrire, ce n'est que réécrire »

Pierre Lemaitre. - Photo OLIVIER DION

Pierre Lemaitre : « Ecrire, ce n'est que réécrire »

Avant la parution, le 2 janvier, de Miroir de nos peines, qui clôt la trilogie initiée avec Au revoir là-haut, prix Goncourt 2013, Pierre Lemaitre a reçu Livres Hebdo, « (son) journal favori parce que (sa) femme Pascaline, bibliothécaire, est abonnée ». _ par

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Par Jean-Claude Perrier,
Créé le 06.12.2019 à 14h30

Depuis ses vrais débuts, à l'âge de 55 ans, avec un polar au titre emblématique, Travail soigné, Pierre Lemaitre, jusqu'alors enseignant, a fait une entrée remarquée en littérature. D'abord dans les « marges », policier et roman noir, qui lui ont apporté une certaine notoriété. Puis avec son premier « vrai roman », qui a transformé l'essai en 2013 et qui n'était en fait pas si éloigné que cela de ses livres précédents puisque « picaresque » et se revendiquant du roman-feuilleton dans la grande tradition du XIXe siècle. Au revoir là-haut a remporté le prix Goncourt. Un « gros » Goncourt, qui a changé le statut de son auteur, lui a conféré la reconnaissance à laquelle cet autodidacte « fils d'ouvrier du 9-3 » aspirait tant, ainsi qu'un confort matériel durable.

Ce succès a ensuite été conforté par l'adaptation du roman au cinéma, par Albert Dupontel, en 2017. Le film remporte un César en 2018 et relance les ventes du roman. Pierre Lemaitre est désormais un écrivain qui compte, se diversifie dans le cinéma, la télévision, la bande dessinée et enchaîne les romans touffus, à suspense, « balzaciens », truffés de clins d'œil et de références, organisés en cycles. Volubile comme ses livres, dans son pied-à-terre parisien de Montmartre, où il reçoit Livres Hebdo,« généreux » dit-il, il aime parler de son travail, de son parcours, de ce milieu auquel il appartient désormais, mais à sa façon, avec une grande liberté de ton.

Livres Hebdo : Cette fois, la trilogie Les enfants du désastre, c'est bien fini ?

Pierre Lemaitre : Promis ! C'est un ensemble littéraire clos. Dès Au revoir là-haut, je savais qu'il y aurait une suite, mais je n'avais pas la moindre idée de la fin. L'idée de la trilogie s'est inventée au deuxième volume, en écrivant. La cohérence, c'est que chaque volume est situé dans une décennie différente, les années 1920, 1930 et 1940. Mais je suis comme les feuilletonistes, je ne ferme jamais les portes.

Vous aimez apparemment les gros romans touffus, avec plein de personnages et d'intrigues, organisés en cycles ?

P. L. : J'aime bien ça, en effet. Ça me rassure, d'écrire de gros livres. En bon fils d'ouvrier du 9-3, qui a grandi entre Aubervilliers et Drancy, j'ai toujours la peur de manquer.

A la fin de Miroir de nos peines, vous avez glissé un épilogue où vous livrez la fin de vos personnages. N'auriez-vous pas pu vous servir de cette matière pour un quatrième, voire un cinquième tome ?

P. L. : Les personnages ont, dans leur ADN, un potentiel narratif, dont le romancier sent s'il est épuisé ou pas. Prenez M. Jules, si j'avais continué, on n'aurait pas appris grand-chose de plus sur lui. La légende des « personnages qui échappent à leur créateur », je n'en crois pas un mot. C'est moi le patron !

Vous partez donc d'un plan préétabli ?

P. L. : Il n'y a qu'Aragon, l'un des plus grands écrivains du XXe siècle, qui pouvait tout se permettre. Je ne suis pas Aragon. Je prépare donc un peu : l'histoire, les personnages, la trame. Mais il faut aussi faire confiance à l'écriture, et accepter les incidents qui arrivent. Ainsi, dans Couleurs de l'incendie, l'infirmière recrutée par Madeleine s'est imposée à moi en Polonaise nymphomane. C'est en partie à cause de cela que mes romans sont volumineux. Les histoires sont très compliquées, même si faciles à lire, ce qui ne veut pas dire faciles à écrire.

C'est singulier, à la toute fin du livre, les crédits où vous citez vos sources d'inspiration, littéraires ou non. Ici, d'Aragon à Zola, en passant par Claude Moine, alias Eddy Mitchell.

P. L. : Oui, à cause de « Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs ». Souvent, on ne comprend pas pourquoi je fais ça. C'est parce que je ne crois pas à l'inspiration, mais à la transpiration. Des réminiscences arrivent sans arrêt sous ma plume. Toutes les histoires ont déjà été racontées, je fais du neuf avec du vieux : je suis un écrivain postmoderne. Ecrire, ce n'est que réécrire. Par exemple, la première phrase de la première page du premier roman que j'ai publié, « Un écrivain, c'est quelqu'un qui arrange les citations en retirant les guillemets », c'était de Roland Barthes. Mes livres sont truffés de tout ça.

Votre premier livre, c'était un polar, Travail soigné, paru au Masque en 2006. L'année où tout a commencé ?

P. L. : J'avais en fait publié un livre à 20 ans, complètement oublié, puis écrit un autre à 40 ans, refusé par tous les éditeurs. Deux romans merdiques. Ma grande chance, justement, c'est de ne pas avoir été publié, même si j'ai toujours su que j'étais écrivain. Ça fait prétentieux, mais c'est vrai ! Depuis toujours, je passe mon temps à inventer des histoires. Je savais qu'un jour je vivrais de ma plume. J'avais envoyé Travail soigné à 22 éditeurs. 22 refus, jusqu'à ce que Le Masque change d'avis, à cause du Prix Cognac. Je l'ai obtenu sur manuscrit, j'ai été publié. Ensuite, Le Masque ayant refusé Robe de marié, je l'ai envoyé à tout le monde. C'est Calmann-Lévy qui l'a accepté, et a publié ensuite Cadres noirs. J'ai remporté des prix. Ça a commencé à bien marcher.

Vous avez même eu droit aux éloges de Stephen King...

P. L. : Et puis, avec Alex, une petite bombe atomique, je suis arrivé chez Albin Michel. Ça a été un énorme succès au Japon, où toutes les femmes opprimées par les mâles se sont identifiées à l'héroïne. Après, il y a eu Au revoir là-haut. Je ne me suis pas dit : « Je vais écrire un "vrai roman" ». A la base, c'était un polar qui ne répondait pas aux règles du genre. Je n'avais pas envie de rester chez Albin Michel. Plusieurs autres grands éditeurs voulaient le livre. Mais Francis Esménard (alors P-DG d'Albin Michel, NDLR), m'a dit : « Je veux le Goncourt ! » Le reste est connu : plus de 600 000 exemplaires en grand format, 400 000 en poche, 300 000 de plus après le film.

Vous voilà à l'abri du besoin.

P. L. : Bien sûr. Mais le Goncourt c'est aussi un emblème. En 2013, je me suis dit : Proust est un collègue de bureau !

Un regret ?

P. L. : N'avoir pas été élu à l'Académie Goncourt, où l'on m'a préféré Eric-Emmanuel Schmitt, un autre auteur de chez Albin Michel. C'est dommage, j'aurais glissé des polars parmi les livres goncourables. Il n'y en a jamais, il faut sortir de cet ostracisme. W

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