De quoi faudrait-il sauver Pierre Drieu La Rochelle ? Il aurait d'abord fallu qu'il le fasse de lui-même. Mélancolique chronique, hanté par l'idée du suicide, d'une ambiguïté totale tant sur le plan moral, politique que sexuel, fourvoyé dans les pires turpitudes de la collaboration (il ne fut tout de même ni Brasillach, ni Rebatet, ni Céline), l'auteur des sublimes Gilles et Le feu follet fut d'abord un merveilleux écrivain au style et aux fréquentations aussi modernes (on pense là aux surréalistes) que ses idées furent progressivement de plus en plus rétrogrades. Un funambule tombé du mauvais côté de l'Histoire.

Alors que les « Cahiers de la NRF » publient un passionnant et inédit Jouer Dantzig sur un match de football. Carnets intimes 1940-1944, la réédition de L'Homme à cheval, sous la direction de Julien Hervier (spécialiste incontestable de son œuvre), vient confirmer toute la virtuosité romanesque de Drieu et fait plus qu'annoncer ses errances à venir. Ce roman, l'un de ses plus baroques, est ici augmenté de deux parties inédites et finalement non conservées par l'auteur et d'une ébauche de scénario - Louis Malle, qui avait si bien adapté Le feu follet, caressa longtemps l'idée de faire de même avec ce livre.

Situé en Bolivie, mais plus vraisemblablement largement inspiré de l'expérience argentine de l'auteur, le livre narre les aventures parfois comiques et presque toujours tragiques de Jaime Torrijos. Ce militaire au charisme brutal et à l'ambition révélée, soutenu par son âme damnée, un guitariste, et par un jésuite et un franc-maçon, prend la tête du pays après un coup d'État et l'élimination de son prédécesseur. Entiché d'une danseuse, Conchita, et d'une femme cultivée appartenant à la meilleure société de La Paz, Camilla (dans les traits de laquelle il n'est pas difficile de reconnaître la muse de Drieu, Victoria Ocampo), Jaime va se perdre peu à peu dans les rets de sa gloire et martyriser ceux-là mêmes qu'il prétendait libérer. Jusqu'à sa chute, jusqu'à l'exil. Sans retour. Avec une vraie allégresse d'écriture, Drieu transpose là, en ces terres latines, ses rêves déjà déchus d'homme fort et d'une Europe qui ne le serait pas moins. Le moment venu, c'est en pleine conscience et avec une certaine forme de masochisme qu'il s'y abandonnera à nouveau. L'Histoire a jugé. La littérature n'est pas là pour ça.