Avant-critique Roman

Philippe Joanny, "95" (Grasset)

Philippe Joanny - Photo © Clarisse Tranchard

Philippe Joanny, "95" (Grasset)

Nuits blanches, nuits fauves, jours de fête sans fin et de défaite sans issue... Philippe Joanny revient sur une furieuse jeunesse bientôt endeuillée par les excès.

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Par Sean Rose,
Créé le 02.02.2023 à 14h00

Cette année-là. Plus qu'une miniboulette de shit pour un joint. Il préfère appeler son dealer. Rien de pire que d'être en manque. Il passe un coup de fil. On est en 1995, avant le smartphone et la parano de la surveillance. Ligne occupée. Agacé, il attend. Le téléphone sonne. Enfin ! C'est Lucien, un copain de la bande. Ça va ? Non, ça ne va pas du tout. Pause. Alex est mort, énonce la voix de Lucien. 95 est cette année-là. Celle qui a sonné le glas de la jeunesse. Le nouveau roman de Philippe Joanny est une enquête qui se passe cinq ans plus tard, en 2000. Le narrateur va voir ceux qui ont bien connu celui qui est mort un lendemain de fête. Il avait avalé un mauvais comprimé. Un de trop. Alex, le petit copain de Lucien et leur pote à tous. « La famille » : Hervé, Jeff, Thierry, Willy, Fred, Léon, Gaby... Philippe leur tend le micro. Enregistrer pour retenir quelque chose. L'idée lui est venue en voyant des noms sur une plaque commémorant cette génération dans la fleur de l'âge tombée pour la France et dans l'oubli. Commence la collecte des souvenirs et impressions : « Revoir des objets de la rue de Panama me remplit d'émotion, comme si je tombais par hasard sur un ami cher perdu de vue. Avec ce phénomène étrange qu'il resterait dans le flou, comme une silhouette sans contour, à la fois proche et lointaine, de plus en plus lointaine. »

On pourrait parler de polyphonie, puisque les voix sont multiples. Mais 95 est en vérité la fiction de l'enquêteur. Le micro, ou plutôt la plume y est fermement tenue par le narrateur, pour le coup omniscient, vu qu'il sait le reste. L'avenir apparaît entre les lignes. La prescience se déploie à travers un jeu permanent d'osmose et de décalage entre l'écrivain Joanny et « Philippe », le narrateur. Ce texte est subtilement ourdi grâce à des effets de zoom sur un passé raconté au présent. L'enchevêtrement de points de vue compose le visage du disparu et surtout le portrait de tout une époque.

Que reste-t-il de 1995, l'année fatidique, le début de la fin, le sida, les overdoses... « Ils tombent les uns après les autres et on les laisse tomber, » dit une trans dans sa robe en lamé argent au comptoir d'une boîte de nuit. Ces premiers mots du roman donnent le la d'un livre qui parle aussi d'un Paris disparu. Le Xe arrondissement n'était pas gentrifié, et République c'était « deux misérables carrés de pelouse pelée et leurs fontaines aux dauphins à sec ». Sous coke, héro, ecsta, les dernières années de la décennie pulsent au rythme de la techno. Les bars, les clubs, les after, c'est fini. Le voyage au bout du bout de la nuit s'achève. Comme dans son précédent livre Comment tout a commencé (Grasset, 2019) sur le quartier de la gare d'Austerlitz de son enfance, Joanny se fait topographe- le tragique cartographe d'un territoire qui, au fur et à mesure qu'il l'arpente pour en fixer le dessin, se dérobe sous ses pas. À jamais.

Philippe Joanny
95
Grasset
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 19 € ; 192 p.
ISBN: 9782246832027

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