Quand Ruth et Sonia se voient, Sonia mange comme quatre et Ruth ne touche à rien. Pas de viande rouge. Ses parents ont été à Auschwitz, c’est inhumain la viande rouge. Ruth est ce qu’on appelle une "orthorexique", elle n’ingurgite que la dose correcte de protéines, de glucides, lipides et autres nutriments dont l’organisme a besoin. Sonia dit que, elle aussi, sa mère a été déportée pendant la guerre, ça ne l’empêche pas de manger de la bidoche et même des abats : "pas normal de savoir des trucs comme ça sur le chocolat" (Ruth l’a informée que "le chocolat noir réduit les risques de caillot et détend les vaisseaux sanguins"), "ni d’être obsédé à ce point par l’Holocauste".
Mais la normalité, c’est quoi ? Les hommes sont partout. Au plus haut de l’échelle, en politique, dans l’entreprise ou n’importe quelle institution, tu as remarqué ?, pointe Ruth à son amie Sonia : "Ils font des déclarations et des proclamations, ils pontifient, ils distribuent critiques ou louanges, ils expliquent. Où sont les femmes ? Pas au premier plan. Ni au pouvoir." Ça, ce n’est pas normal. La faute à qui ? Aux hommes, répond Sonia. Non aux femmes, corrige Ruth. La raison : les hommes ne s’embarrassent pas et tranchent. Les femmes, quant à elles toujours indécises, flottent dans un sempiternel atermoiement. Ruth dit que ça doit changer et propose de former avec son amie une "sororité" de femmes dont l’ordre du jour des réunions serait une manière de ligne de conduite.
Après les tribulations autofictionnelles d’une journaliste rock, Lola Bensky (même éditeur, 2014, prix Médicis étranger), Lily Brett revient avec un roman désopilant sur les abîmes de doute d’une antihéroïne et les relations père-fille. La New-yorkaise flippée, bien loin de s’affirmer et de secouer le joug de la domination masculine, voit débarquer d’Australie son père octogénaire, un veuf dynamique, prêt à tournebouler l’organisation de son entreprise, et assez vert pour succomber au charme de Zofia, autre copine de Ruth. De quoi mettre à rude épreuve la solidarité féminine. S. J. R.