L'organisation de l'oeuvre de Léautaud est à peu près aussi complexe que sa personnalité et que ses rapports avec les femmes, qui furent, avec la littérature et les animaux, la grande affaire de sa vie. Deux d'entre elles lui inspirèrent des centaines de pages. Anne Cayssac, que Léautaud appelait galamment "le Fléau", rencontrée en 1914 et "fréquentée" jusque dans les années 1930. Et M. D., alias Marie Dormoy, qu'il avait connue dans un cadre "professionnel" dès les années 1920 - elle travaillait auprès du couturier et mécène Jacques Doucet à sa Bibliothèque -, mais qui n'était devenue sa maîtresse qu'en 1933, et le resterait jusqu'en 1939. Tout en étant - et demeurant après la mort de Léautaud en 1956 -, sa dactylographe, son exégète, la grande vestale de son culte. Donc aussi le censeur de son fameux Journal.
Diariste dans la grande tradition française, Léautaud notait chaque soir ce qui lui était arrivé dans la journée, rencontre avec un confrère illustre ou petits détails de sa vie, jusqu'aux plus intimes. Sexuels, voire obscènes. Car, aussi surprenant cela puisse paraître aujourd'hui, le bonhomme plaisait beaucoup aux femmes. Tout en ne les ménageant guère : l'une, donc, fut pour lui "le Fléau". L'autre, qui se refusait une fois sur deux et fréquentait d'autres hommes - ses patrons, Doucet, Ambroise Vollard ou Auguste Perret, l'architecte, marié et fort âgé, est sans cesse traitée par lui de "catin".
Après l'année 1933 - révélée en 1986 et republiée simultanément -, le Mercure, grâce à Edith Silve, léautologue éminente, nous livre l'année 1935 de ce que l'écrivain appelait son "journal particulier », c'est-à-dire non expurgé. Moins cru que celui de deux ans auparavant, c'est le roman d'une passion folle. Un Bruegel amoureux d'"un Renoir". "Je t'aime comme un gros chien", écrit Paul à Marie, ce qui sonne à la fois comme un hommage et un indice de la nature de leurs rapports. Bien décevants pour un homme qui, à 63 ans, avait encore, si on l'en croit, de l'appétit et de solides moyens !
Certains passages sont drôles, d'autres pathétiques, répétitifs : la coquette lui pose des lapins, s'endort dès qu'il arrive, ne lui cède que quelques privautés, répond à peine à ses crises de jalousie quotidiennes rétrospectives et paranoïaques, ainsi qu'à ses menaces de rupture. Elle sait qu'elle le tient, qu'il a besoin d'elle, ne serait-ce que comme secrétaire particulière, lui, le plumitif employé au Mercure de France durant trente ans, et qui ne connut qu'une gloire tardive, en 1950, grâce à ses entretiens avec Robert Mallet à la radio, lesquels provoquèrent dans tout le pays une vraie léautomania.
De sa relation avec M. D., il tint le Journal particulier de 1933 à 1939, succédant à celui consacré au Fléau, qui court de 1917 à 1930. Nous pouvons en lire aujourd'hui les années 1933 et 1935, dont certains fragments ont cependant disparu. Ce Journal particulier dédié à « la catin » sera-t-il publié un jour dans sa totalité, puis réintégré dans le Journal littéraire, déjà fort volumineux ? Mais pour le coup, l'une des plus monumentales entreprises littéraires du siècle passé serait restaurée telle que son auteur l'a conçue.