Former des fantômes. Voilà longtemps qu'il nous avait laissés. Deux ans. Une éternité, c'est pareil. Depuis Chevreuse (Gallimard, 2021), l'éternel jeune homme triste, le passant de Paris, avait cessé ses maraudes dans nos mémoires de lecteurs. Le revoilà pourtant, en son plus bel habit de clair-obscur. Pour un roman, une novella (quatre-vingt-dix pages) d'une grâce folle et absolument « modianissime ». Pour les aficionados, une sorte de chaînon manquant entre Memory Lane (Hachette, 1981), auquel il manquerait tout de même les dessins du regretté Pierre Le-Tan, et Dimanches d'août (Gallimard, 1986). Soit pour cette nouvelle épiphanie de l'indécision des choses, d'abord un garçon, dans l'éclat sombre de sa jeunesse. C'est le narrateur. Bien sûr, c'est l'auteur, son double romanesque au moins. Dans le Paris incertain des années 1960, un chien perdu sans collier de plus, pour qui la vacance est une deuxième nature. Il voudrait écrire, peut-être le fait-il. Plus tard dans le livre, Maurice Girodias lui confiera une traduction de l'anglais... Et puis il y a elle. Elle qui doit avoir son âge et qu'il ne quitte guère. C'est « la danseuse ». Toute de grâce, d'évanescence et de secrets. Elle qui a un jour quitté Saint-Leu-la-Forêt pour rejoindre le studio Wacker, place de Clichy et prendre des cours de danse avec un certain Boris Kniaseff, un Russe. Avec elle, il y a un enfant, Pierre, le sien, mais aussi Hocine ou Serge Verzini, des passagers de la nuit qui lui sont autant de factotums. Étrange attelage auquel le narrateur va s'agréger presque naturellement. Tous les personnages semblent comme en attente de départs inassouvis, saisis dans un moment entre le « déjà trop tard » et l'« encore trop tôt ».
Pas plus qu'un parfum, l'écho d'une musique oubliée, on ne résume l'intrigue d'un roman de Patrick Modiano. La vérité est ailleurs. Où ça ? Peut-être dans ces motifs qui se répondent de livres en livres, pouvant laisser à confondre parfois les uns avec les autres, alors que leurs différences, ténues, révèlent qu'en fait, ils se poursuivent, explorations d'une même cathédrale de la mémoire. Cet art-là, infini, n'est fait que de réminiscences et cette Danseuse n'échappe pas à la règle. Certes, on a déjà vu ou lu (c'est égal) ces promenades nocturnes dans une ville déserte, ces silhouettes entre chien et loup, ces noms étranges échappés d'un répertoire que l'on croyait perdu, ces cafés, ces restaurants, ces dancings, mais peut-on empêcher les souvenirs de se répéter, les rêves de prendre parfois une tonalité de cauchemars ? Il ne faut pas méconnaître chez Modiano deux forces complémentaires qui fondent l'énergie paradoxale de ses récits : l'obsession bien sûr, mais aussi le rituel. Son côté Pérec et son côté des Forêts ou Sade (celui qui écrivit « Vous m'avez fait former des fantômes »)... Ici, dans ce livre admirable, sec, endeuillé, les deux se combinent et ouvrent plus grand que jamais les portes de l'énigme.
La danseuse
Gallimard
Tirage: 70 000 ex.
Prix: 16 € ; 112 p.
ISBN: 9782073036742