Patricia Barbizet : « Il faut construire des passerelles »
Patricia Barbizet, la présidente du jury des 2es Trophées de l’édition qui seront décernés le 8 décembre prochain, a répondu aux questions de Livres Hebdo. A la tête de la société d’investissement Temaris, après 29 ans au sein du groupe Pinault, cette grande lectrice nous parle de son amour des livres, de la capacité d’innovation de l’édition, de la question de l’élargissement du public, des créateurs et de l'innovation.
Pourquoi avoir accepté la présidence du jury des 2es Trophées de l’édition ?
J’aime beaucoup les livres et ce depuis toujours. Pas seulement la lecture, mais tout l’univers qui entoure les ouvrages. J’aime les librairies, les bibliothèques, les éditeurs, l’écosystème qui fait que le livre existe et arrive au lecteur. Comme dans tous les arts, c’est un tout. Chacun a un rôle pour propager les textes et les idées. C’est un privilège d’avoir la possibilité de soutenir ceux qui portent ces projets, les éditeurs.
Vous avez gravité dans de nombreuses sphères de la culture et avez même travaillé dans l’édition puisque vous avez été directrice générale déléguée de Tallandier. Est-ce que cela a été un poste privilégié pour observer le métier d’éditeur ?
Je me suis retrouvée dans la direction de Tallandier car le groupe Pinault, dont je m’occupais, l’avait rachetée en 2015 afin de soutenir le développement de cette maison. Elle était depuis toujours spécialisée en histoire et s’est ouverte alors aux essais. Il s’agit d’un domaine que je connaissais mal et j’ai pu découvrir comment une collection était imaginée, comment de nouveaux secteurs étaient développés, comment était construit un catalogue et pensé un livre. Je me suis retrouvée de l’autre côté du miroir en quelque sorte.
Avez-vous été surprise par ce que vous avez découvert ?
J’ai été impressionnée par la profondeur et la complexité de ce métier. J’ai appris comment un éditeur accompagne un auteur depuis l’idée jusqu’à la promotion du livre. J’ai des souvenirs de moments particulièrement forts comme la publication des lettres des poilus (Paroles de poilus : lettres de la Grande Guerre, de Jean-Pierre Guéno et Yves Laplume; Tallandier, 2003), de projets extrêmement ambitieux comme la série d’ouvrages Le dessous des cartes. J’ai vu aussi la fragilité de l’équilibre économique d’une maison d’édition, les tempêtes auxquelles il faut faire face. Avoir un investisseur est une force dans ces cas-là. Et puis, reste le nerf de la guerre, l’accès au lecteur : comment atteindre de nouveaux publics, rajeunir le lectorat… Celui de Tallandier était plus âgé et plus masculin que le lectorat moyen. Moi la première, j’ai lu de l’histoire sur le tard, bien après la lecture de romans.
Patricia Barbizet- Photo OLIVIER DION
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Pourquoi un groupe comme celui que vous dirigiez a investi dans un secteur avec de si faibles marges ?
Nous avons réalisé de nombreux investissements dans la culture. Lorsque vous accompagnez un projet, c’est parce que vous souhaitez soutenir une idée, une ambition et des personnes. Quand Tallandier est venu nous voir, il s’agissait d’une réorganisation totale de leur maison. Nous pouvions les assister avec notre connaissance de la gestion, la force de notre groupe. Ce qui intéresse un investisseur, c’est le projet et les gens qui le portent. Il s’agit toujours une aventure humaine.
Est-ce que vous qualifieriez l’édition comme un monde innovant ?
Les métiers de contenus sont conduits à innover, à se rénover, à s’adapter au marché, à la concurrence et aux clients. Si vous restez statique, vous êtes mort ! La crise sanitaire a renforcé le besoin d’adaptation. J’ai vu un foisonnement d’initiatives prises durant le confinement pour rapprocher le livre du lecteur. Tous les éditeurs ont déployé des trésors d’imagination. Le numérique a été un relais énorme, même si j’étais tellement contente de retrouver le papier, le jour de la réouverture des librairies. J’aurais aimé que les librairies soient considérées comme des commerces indispensables… Mais les éditeurs ont su garder le lien avec les lecteurs, et sans doute, en toucher d’autres. Il en restera forcément quelque chose.
Y-a-t-il une initiative qui vous a marquée plus qu’une autre ?
Je trouve que les éditions scientifiques, qui sont parvenues à mettre à disposition des textes, organiser les contenus et proposer des explications pédagogiques, ont fait un très beau travail. Nous avons assisté à un foisonnement d’intelligence et d’engagement.
Qu’attendez-vous des dossiers des Trophées de l’édition ?
Une grande diversité et de la découverte. Nous allons percevoir les subtilités, les nuances, les différences, les disparités entre les éditeurs, et notamment les plus petits. Car les petites maisons ont aussi su se défendre durant cette crise. Certaines ont eu un peu plus de place que d’habitude et sont passées à l’offensive. J’attends d’être surprise. Par exemple, je connais mal la bande dessinée, et j’ai envie d’entendre des gens qui l’aiment et la défendent. Je commence à lire des romans graphiques et découvre de très beaux ouvrages, comme Les trois vies de Hannah Arendt [de Ken Krimstein, Calmann-Lévy, 2018, NDLR]. Je l’ai beaucoup aimé et beaucoup offert ! C’est un moyen formidable de faire lire la pensée d’Hannah Arendt.
Il existe une certaine défiance en France entre créateurs et financiers. Comment définiriez-vous les rapports entre ces deux mondes ?
Il faut que les objectifs des uns et des autres soient bien définis dès le début de la collaboration et bien compris. Le monde des affaires a un rôle à jouer avec le monde de l’art, de façon individuelle ou de façon collective. Je viens d’un milieu artistique. Mon père [Philippe Dussart, NDLR] était producteur de cinéma et quand nous étions enfants, il nous expliquait que son métier était comme celui d’un éditeur. Il permettait à des metteurs en scène de mettre en images leur création. Cela m’est resté. Quand vous êtes un investisseur, vous pouvez ressentir le devoir ou l’envie d’accompagner des projets artistiques qui sont en écho avec vos valeurs. Ce n’est pas un simple rapport marchand à un produit. Nous n’attendons pas les mêmes rendements même s’il ne s’agit pas d’investissements à fonds perdus. C’est là où l’association à long terme est pertinente.
Vous avez été administratrice de la Fnac puis de Fnac-Darty pendant 20 ans. Quel regard vous portez sur la distribution des produits culturels ?
Le livre est dans l’ADN de la Fnac. C’était passionnant d’accompagner ce groupe qui a fait un travail extraordinaire avec le livre, avant et après la loi sur le prix unique, multipliant les animations, rencontres, prix littéraires...
Aujourd’hui les différents produits culturels sont de plus en plus imbriqués : il y a des livres dans les musées ou dans les théâtres. Vous trouvez des activités pédagogiques et de la médiation aussi bien dans une salle de spectacle que dans une bibliothèque. Ceux qui réussiront à élargir leur public seront ceux capables de faire des constellations d’offres, de donner des accès multiformes. Il faut multiplier les clés d’entrée, offrir un maximum de liens, et dans le livre cela peut passer par les genres, les formats ou les supports, que ce soit la BD, les livres-disques, les albums, les livres augmentés. Les éditeurs jeunesse ont d’ailleurs produit une multitude de contenus différents, innovants, précurseurs même.
Patricia Barbizet- Photo OLIVIER DION
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Le renouvellement et l’élargissement du public sont aujourd’hui le nerf de la guerre. C’est ce que vous faites avec la musique en tant que présidente de La Philharmonie ?
C’est ce que nous faisons tous, dans tous les arts. C’est vrai aussi avec les musées. La prochaine exposition de la Cité de la musique est consacrée à Picasso et la musique. Nous ne sommes pas en silo et il faut construire des passerelles, ouvrir des chemins.
C’est une stratégie pour contrer les algorithmes d’Amazon ?
Je connais mal Amazon, parce que j’achète mes livres en librairie. J’ai l’immense chance d’habiter en face de L’écume des pages, à Paris, qui ferme tard le soir. J’ai besoin du contact charnel avec les livres. J’apprécie les polices de caractères, le format, la qualité du papier. Grâce à ce travail de fabrication, certains éditeurs m’ont ouverte à des auteurs que je n’aurais peut-être pas lus. Je pense à Actes Sud et sa charte graphique reconnaissable entre toutes mais aussi à Gallimard, Grasset, Stock… Je reconnais les éditeurs à la couverture de leur livre. Peut-être parce que j’ai travaillé dans la mode, pour moi, le contenant reste important. D’ailleurs, dans l’évolution de la librairie, nous sommes passés d’un rangement majoritairement en rayonnage au développement de la présentation sur table. C’est un changement majeur dans le premier contact avec le livre.
Pour revenir aux algorithmes, tout n’est pas mauvais. La recommandation est intéressante. Le danger est d’enfermer quelqu’un dans ses goûts. Surtout qu’il y a un conflit de temps. Même moi qui suis depuis toujours une grande lectrice, j’ai pris conscience que je ne pourrais pas tout lire.
Faites-vous partie de ceux qui ont relu Proust pendant le confinement ?
Même pas, parce que je l’avais relu avant ! Mais j’ai relu Le Père Goriot. Je me suis plongée dans plusieurs romans de Balzac, ce que je n’avais pas fait depuis l’adolescence. J’ai été émerveillée par la précision de son écriture. J’ai aussi lu, ce que je n’ai généralement pas le temps de faire, des « 1000 pages ». Le confinement m’a permis de lire d’une traite la biographie De Gaulle, une certaine idée de la France, de Julian Jackson (Seuil, 2019), qui m’a littéralement bluffée, ou Pechkoff, le manchot magnifique, de Guillemette de Sairigné (Allary, 2019). Il n’y a qu’en avion que je pouvais lire ce genre de livres.
Le goût pour la littérature et le monde du livre vous est venu tôt puisqu’étudiante vous avez créé un prix littéraire.
C’est vrai, avec Gilles Martin-Chauffier, lorsque nous étions encore à l’ESCP. C’était au milieu des années 1980, ce prix récompensait un premier roman et était décerné par les lauréats des grands prix littéraires des années précédentes. La première lauréate était Sylvie Germain (Le livre des nuits). Nous avons été invités à déjeuner avec elle chez Gallimard. Nous étions très intimidés de passer le seuil de la rue qui s’appelait encore Sébastien Bottin.
Patricia Barbizet- Photo OLIVIER DION
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C’était votre premier rapport « professionnel » avec le livre ?
Professionnel, oui. Personnel, non, parce que ma mère [l’artiste peintre Monique Cartier, NDLR] avait constitué une bibliothèque pour enfants. Elle était fascinée par les beaux livres jeunesse, avec des graphismes de qualité, au-delà du texte. Et mon père a produit de nombreux films adaptés d’œuvres littéraires (Le dossier 51, Les années sandwiches, L’œuvre au noir…). Et puis dans la maison de nos grands-parents, notre seul loisir était la lecture. La première chose que nous faisions quand nous arrivions dans un lieu de vacances, c’était d’aller à la bibliothèque municipale… Nous découvrions des livres que nous n’aurions pas forcément lus. Le livre reste un objet commun dans la famille, que nous nous échangeons.
Comment aujourd’hui faites-vous vos choix de lecture ?
Par les recommandations. Celles des revues d’abord puisqu’à force de lire, j’ai identifié les critiques à qui je peux faire confiance. Les préconisations des libraires ont leur rôle, bien sûr, tout comme les conseils de mon entourage. Je note tout ce que je lis. J’ai ainsi des cahiers où j’écris ma « rétrospective » de lectures. Ce qui est merveilleux avec les livres, contrairement au spectacle ou au cinéma, c’est que le temps est le vôtre, et l’impression est également la vôtre. C’est un dialogue avec soi-même. Cette appropriation si personnelle d’un univers reste le privilège de la lecture.
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