Avant-critique Roman

Oswaldo Reynoso, "Les innocents" (Rue d'Ulm)

Affiche de La fureur de vivre (1955), film culte pour les jeunes des années 1950-1960, y compris au Pérou. Une des illustrations de cette édition française des Innocents. - Photo DR / rue d'ulm

Oswaldo Reynoso, "Les innocents" (Rue d'Ulm)

Les tribulations des petits voleurs de Lima. Un bijou de la littérature contemporaine péruvienne signé Oswaldo Reynoso.

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Par Sean Rose,
Créé le 22.05.2023 à 09h00 ,
Mis à jour le 01.06.2023 à 17h10

Lima en marge. « C'est le Pérou » est une expression signifiant la fortune, à l'image de l'or que les conquistadors sont allés chercher dans ce lointain empire des Andes. Hormis la locution proverbiale, le Pérou n'est pas tant connu du public, les lettres andines encore moins. On pense certes au Prix Nobel Mario Vargas Llosa. D'aucuns versés dans la littérature latino-américaine citeront peut-être José María Arguedas dont l'œuvre littéraire et le travail ethnographique traduisent toute la richesse et tout le drame de cette nation tiraillée, de sangs mêlés, à l'âme double, hispanique et indigène, aux deux langues, espagnole et quechua... L'effort d'Arguedas aura été de réhabiliter l'idiome de l'ancien Pérou, son imaginaire puissant, et de l'intégrer dans la littérature contemporaine de ce pays toujours dominée par la grammaire des conquérants.

Inclure le vernaculaire dans la fiction péruvienne est également la singularité du grand auteur né à Arequipa en 1931 et mort à Lima en 2016, Oswaldo Reynoso, dont on salue ici la traduction inédite du roman Les innocents. À travers les tribulations de loubards du Lima des années 1950, l'écrivain applique son idée de la langue argotique comme sève du récit, sang qui innerve l'intrigue, insufflant la vie aux héros et faisant surgir un décor qui devient le monde même. Ainsi exposait-il sa conception de la fiction à son compatriote critique littéraire Abelardo Oquendo : « L'argot m'apparaît comme une nécessité expressive propre aux personnages du récit, comme quelque chose de nécessaire pour créer l'atmosphère et la problématique qui en découle. »

Les innocents est un roman choral où se répondent comme en canon Rouge à lèvres la petite frappe, Tête d'ange le joueur, Doigts de fée le coiffeur, le Prince le voleur, Carambole qui fréquente une femme plus âgée... Ainsi s'enchaînent les courts chapitres d'un récit syncopé par les colères et la passion d'une jeunesse liménienne désœuvrée. Ces garçons, âgés de 16,17 ans, chapardent, s'enamourent de filles, couchent avec des hommes, se lancent des défis, traînent dans les bars, jouent au billard. On glisse dans les têtes et les corps de ces chicos à fleur de peau. Dans les dialogues piquants, dans les rêveries personnelles se fondent les tableaux de la ville et de ses bouges où l'on boit et parie jusqu'à point d'heure. Rouge à lèvres est jaloux du Prince arrêté pour vol de voiture et qui a sa photo dans le journal. La classe ! se pâme d'admiration Doigts de fée qui en pince pour le beau Prince. Tête d'ange a perdu aux dés et doit se masturber devant les potes, et en plein air ! Après s'être exécuté, le voilà abandonné à sa honte de perdant humilié : « Tête d'ange se retrouve seul allongé dans l'herbe. Les arbres découpent en morceaux le ciel nuageux, sale, sale, sale. » À sa publication grand public en 1964, avec un tirage à 10 000 exemplaires (il y avait eu une première édition confidentielle), le livre de Reynoso est qualifié par la presse de pornographique. Arguedas fut l'un des rares à louer ce style neuf. Les innocents, c'est bien le Pérou- un vrai bijou.

Oswaldo Reynoso
Les innocents Traduit de l'espagnol (Pérou) par Denis Bertet et Rachel Paul
Rue d'Ulm
Tirage: 1 500 ex.
Prix: 13 € ; 136 p.
ISBN: 9782728808144

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