Le Coprophile , premier roman de Thomas Hairmont publié par les éditions P.O.L., est l’histoire d’une conversion. Une ascension même, par les tréfonds, puisque la coprophilie est l’amour des excréments. Cette pratique “à la marge” ouvre une réflexion contemporaine sur tout ce que nous ne voulons pas penser et tout ce que nous voulons bien avaler. Nombreux sont ceux qui n’auront pas envie de le lire. Parce qu’on n’a pas “envie” a priori de lire un récit scatophile ou coprophile (les deux préfixes grecs ont le même sens, excrément). Comme le démontre l’anthropologue Mary Douglas la souillure est associée au danger, par effet systémique. On nous a bien appris à ne pas en parler, ne pas y penser, quand bien même nous employons le mot merde à tout bout de champ et y sommes physiquement confrontés chaque jour. Nous serions poussés vers une sorte de pureté cosmologique, la réalité est toute autre : nous poussons. Au delà de notre dégoût (fabriqué, surmontable), pourquoi faut-il lire ce livre ? Il ne suffit pas de raconter une pratique extrême pour faire un bon livre, mais la prise de risque de l’auteur et de l’éditeur réussit. Loin d’être anecdotique, gratuitement trash ou provocant, le roman est riche de nombreuses qualités, dont la principale est sans doute de modifier notre regard, de nous amener à voir ce que nous ne voulons pas voir, à penser ce que nous ne voulons pas penser. En le lisant, on lit le monde différemment, et longtemps. Le style, sobre et fluide, pose un regard historique, social, intime ; Le Coprophile fait écho à un vaste champ référentiel (Rabelais, Sade, Kafka, Ballard, Wittkopp) et possède une forte ligne directrice : “ nous savons qu’un jour (...) le monde se retournera sur lui-même ”. La construction est digne des parfaites formules mathématiques qui intéressent le narrateur au début du roman. Il s’ouvre, tel un manifeste (et se fermera ainsi dans le dernier chapitre), sur un ton prophétique avec un épigraphe de William Blake et une locution latine réutilisée par les alchimistes (In stercore invenitur, signifiant “ on le trouve dans l’excrément ” - sous-entendu l’or - et convoquant par là le savoir occulté et le tabou). Le récit (initiatique, pour le lecteur aussi) est fait à la première personne par un narrateur sans nom, étudiant-chercheur aux Etats-Unis qui souhaite s’aventurer dans l’abstraction du nombre. Mais le nombre est partout dans ce pays lisse, climatisé, où l’argent fait régner la technologie, le sable, le pétrole et la plastique dans la propreté. Sa sensibilité va le guider de textures omniprésentes à - de thèmes doublés en images filées, lorsque il verra un simple étron canin sur le trottoir, comme un choc, une fissure béante dans le monde - la texture invisibilisée, niée, puissamment prégnante, de la merde. Il la collectera, la collectionnera, y touchera, s’en tartinera, en mangera, recevra le baptême, et deviendra Macérateur, ordonnateur du rituel célébrant l’incélébrable, le rejet, dans une recherche de communion universelle, tout en déployant au maximum sa particularité, celle de “ refuse[r] d’être collé ainsi, tous les matins, à ceux qui font ce qu’il faut, aux serviteurs de ce qui se fait ”. Le monde est une merde, nous sommes des merdes. _________ Le Corprophile , Thomas Hairmont, P.O.L. Gargantua , Rabelais (citation en titre) De la souillure , Mary Douglas, La Découverte