C’est un petit livre tout simple, émouvant de chagrin rentré. L’hommage élégiaque adressé par deux endeuillés, John Berger et son fils Yves, à leur compagne et mère, Beverly Bancroft Berger, née aux Etats-Unis et décédée dans sa 71e année, le 30 juillet 2013, dans ces Alpes françaises où elle avait suivi son écrivain de mari quarante ans plus tôt. Quatre mois après sa disparition, époux et fils ont mis leurs mots, leurs traits et leurs visions en commun pour évoquer Beverly, dont la présence traverse le deuxième rondo pour piano de Beethoven. Dans ce tombeau modeste, cette offrande commune à la disparue, on trouve ainsi un poème de Mahmoud Darwich rencontré lors d’un voyage en Palestine, des extraits de l’Ethique de Spinoza auquel John Berger a consacré Le carnet de Bento en 2012. "Combien de citations de Spinoza as-tu saisies, imprimées et classées pour moi ?" s’interroge l’écrivain britannique, né en 1926. Voilà encore des verres de lunettes, un banc, trop haut, à un arrêt de bus scolaire, le plafond peint en bleu de la chambre dans la ferme montagnarde de Quincy, la vie près des saisons, rythmée par celle des framboises et des plantes longuement soignées…
"Je te regarde, et je vois une éclaireuse, une défricheuse attentive et expérimentée", se souvient au présent le veuf. Pour le monde extérieur, Beverly Berger, personnalité silencieuse et forte, complice discrète et indispensable, était l’agent (mot trop officiel pour rendre compte du lien qui unissait le couple dans le travail), l’archiviste qui s’était occupée il y a quelques années de la constitution du fonds John Berger confié à la British Library, la mémoire des souvenirs. Et la première lectrice critique des textes de son compagnon. "Cette habitude m’est devenue constitutive. Même en écrivant ces pages, je guette ta réaction", se souvient-il. Ce Rondo traduit par Katya Berger Andreadakis, la fille de John qui signe un post-scriptum, réfléchit aussi la position qu’avaient choisie ces Savoyards à l’accent anglais : rurale et rustique. En retrait mais ouverte sur le monde. Locale et universelle.
"Que faire de tes habits ?" s’interroge encore le compagnon devant le douloureux et banal dilemme de ceux qui restent, soulignant le vertige de la question malgré l’évidence des réponses. Alors les deux hommes les représentent : John Berger dessine un blouson sur un cintre, une jupe - Flying skirts (Les jupes volantes) est le titre original -, une paire de chaussures. Le fils peint le manteau accroché à la porte. Le portrait de l’absente s’esquisse par petites touches, rien de solennel. C’est encore une femme embarquée à l’arrière d’une moto : "Tu étais une passagère très calme et paisible, pourtant j’avais la sensation que c’était toi qui propulsais l’engin, tandis que je me contentais de le diriger.""Combien en avons-nous eu tout au long de ces années ? Quatre ?" Beverly aurait su répondre.
Véronique Rossignol