A la page 55 de son roman, L'herbe des nuits, Patrick Modiano définit en quelques lignes, jetées là l'air de rien, l'essence même de son art poétique, mieux qu'aucun de ses exégètes ne sut jamais le faire : "Le Passé ? Mais non, il ne s'agit pas du passé, mais des épisodes d'une vie rêvée, intemporelle, que j'arrache, page à page, à la morne vie courante pour lui donner un peu d'ombre et de lumière."
Il ne s'agit pas du passé... Et si l'on s'était toujours trompé sur Modiano ? Si au fond ses obsessions tutélaires relevaient moins du temps perdu, des doux-amers oiseaux de jeunesse et de l'arpentage méthodique de la mémoire que d'un vaste, d'un magnifique et terrifiant songe, de ses rêves inconfortables par lesquels s'échouent les nuits blanches ? Modiano rêve qu'il se souvient, cauchemarde qu'il oublie et le récit factuel de ses songes nous offre le plus beau poème en prose de la littérature française d'aujourd'hui.
De quoi s'agit-il cette fois-ci ? De la même chose que d'habitude, on ne change pas plus un roman qui s'écrit inlassablement qu'on ne réveille un somnambule... Paris, 1966. Il y aurait un narrateur dans la vingtaine, Jean, un garçon dont la propre existence lui paraît si sujette à caution qu'il ne songe pas vraiment à interroger les identités fuyantes de ceux qui l'entourent. Parmi eux, Dannie, une jeune femme qui se fait envoyer son courrier poste restante, pourrait bien en réalité s'appeler Mireille Sampierry, a peut-être été mêlée au meurtre d'un homme, a longtemps occupé une chambre au pavillon des Etats-Unis de la Cité universitaire avant d'élire plus ou moins domicile du côté de Montparnasse, à l'Unic Hôtel, établissement dont la discrétion est appréciée d'étranges visiteurs du soir, entre truands et barbouzes, faux étudiants et vrais caïds... Et pendant qu'on croit deviner que Paris tremble des échos de l'affaire Ben Barka, que la petite bande de l'hôtel, composée semble-t-il de Marocains et de rapatriés, pourrait peut-être en dire quelque chose à un inspecteur lancé en dilettante à leurs trousses, Jean et Dannie traversent Paris, la nuit et leur jeunesse, et rentrent dormir ensemble. Un jour, des dizaines d'années plus tard, quand la ville ne sera plus pour lui que le palimpseste de ses souvenirs, Jean écrira cette histoire (le peu qu'il s'en souvienne, une Lancia rouge, un pick-up, un poème d'Audiberti et des fiches de police sur du papier pelure...) ; moins pour la raconter que pour se convaincre que tout cela - tous ceux-là - a vraiment existé. Et lui aussi.
La doxa critique pourrait encore faire la fine bouche sur le thème "Modiano écrit sans cesse le même livre". Peut-être, mais ce livre-là, fascinant "work in progress", n'est qu'un, ouvert en 1968 avec La place de l'étoile, et cette Herbe des nuits n'en constitue que le dernier chapitre en date. L'un des plus opaques et des plus denses à la fois, nocturne et élégiaque, l'un des plus beaux.
L'herbe des nuits, Patrick Modiano, Gallimard, tirage : 50 000 ex. 16, 90 euros, 180 pages, ISBN : 978-2-07-013887-6. Sortie : 4 octobre.