Entretien

Nicolas de Cointet: "On parle de crise du beau livre: c’est faux"

Nicolas de Cointet - Photo olivier dion

Nicolas de Cointet: "On parle de crise du beau livre: c’est faux"

Pour le responsable du département beaux livres d’Albin Michel depuis 2009, qui lance pour Noël un programme de livres numériques illustrés, Internet tire le secteur vers le haut.

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Par Anne-Laure Walter
Créé le 20.11.2015 à 01h02 ,
Mis à jour le 20.11.2015 à 10h10

Nicolas de Cointet - C’était périlleux de ma part. Effectivement, aujour-d’hui, je suis moins dans l’urgence de créer un catalogue et j’ai compris que j’avais franchi une étape quand j’ai vu il y a deux ans des artistes débarquer avec des livres que j’avais publiés. Il y a des choses que je peux publier maintenant et que je n’aurais pas pu éditer à l’époque, tout simplement parce que je n’étais pas crédible. A la base, Albin Michel est une maison de textes, pas un éditeur de beaux livres.

Oui et jusqu’alors ce fut toujours un succès comme avec les adaptations illustrées de La France que j’aime de Pierre Bonte et Une si belle école de Christian Signol, meilleure vente du département l’an dernier, ou avec la création du Carnaval des animaux d’Eric-Emmanuel Schmitt et du Musée imaginaire de Paul Veyne. Ce département permet de proposer des projets un peu différents aux auteurs de la maison.

Certes, ce n’est pas le département beaux livres qui fait vivre Albin Michel. Mais j’ai la chance d’être dans une maison qui est dirigée par des éditeurs, Francis Esménard et Richard Ducousset, qui avaient une réelle envie de refaire des beaux livres. Ils avaient arrêté dans les années 1990. On peut vite perdre beaucoup d’argent avec ce type d’ouvrages. L’édition de beaux livres réunit toutes les contraintes de l’édition… en pire. Il y a le casse-tête du droit à l’image, les coûts de fabrication, les délais d’impression incompressibles avec cette fenêtre de tir sur un mois que constitue la période des fêtes. Contrairement à l’édition de textes où il est possible de réimprimer en huit jours, dans l’illustré, il nous faudrait la science infuse pour ajuster les tirages. Depuis le début, le département est à l’équilibre. Je gère projet par projet.

Je publie une douzaine de titres par an et il se dessine dans mon catalogue des lignes de force comme la photo ou le street art. Je voulais depuis longtemps faire de l’art urbain et attendais les bons projets. Ils se sont présentés sous la forme de Tour Paris 13 ou Djerbahood. Un artiste de street art m’a dit dernièrement que sa vie devait tenir dans un sac car il voyage sans cesse. La seule chose qu’il veut avoir, c’est sa monographie. Les Cassandre évoquent la fin du beau livre. Au contraire, dans les arts les plus contemporains, il reste un attachement au beau livre avec une belle maquette et une bonne fabrication.

C’est tout le problème, car les prix ne sont pas du tout en adéquation avec le coût du livre et un marché qui est quand même réduit. Je ne veux pas brader les beaux livres. 20 ou 25 euros, ce n’est pas le prix d’un livre illustré, c’est celui d’un roman. Cependant, il y a un seuil à ne pas dépasser. L’édition de beaux livres nécessite beaucoup de travail en amont pour trouver des partenaires, coéditeurs, musées… qui vont permettre de donner au projet le souffle nécessaire. Dans mon programme, un titre sur trois est vendu à l’étranger et nous avons réalisé vingt cessions en cinq ans.

Depuis que j’ai commencé dans l’édition d’illustrés, en 1995 chez Aperture, à New York, on parle de crise du beau livre : c’est faux. C’est juste un métier très compliqué, qui mute. Je l’ai vu se transformer en vingt ans avec l’arrivée d’Internet et des nouveaux outils de PAO. Internet tire l’édition de beaux livres vers le haut. Avec le foisonnement de connaissances à portée de clic, impossible de sortir le énième marronnier à la fabrication non "épreuvée" comme ça se faisait il y a encore dix ans. Cette concurrence nous force à être sélectif. De plus, il est beaucoup plus facile de mettre des contenus additionnels aujourd’hui. J’en ai fait, des livres avec des DVD et des CD dans le temps. Quelle galère ! Pour Bons temps roulés, livre de photographies sur la Nouvelle-Orléans, nous avons simplement créé une playlist sur le site Deezer avec 100 standards de jazz et de blues. Pour Frida Kahlo, nous avions des flashcodes renvoyant aux films de Gisèle Freund notamment.

Pour Frida Kahlo, à peu près la moitié des lecteurs ont consulté le site Albin Michel Plus, où les vidéos étaient protégées par un code, pour éviter leur circulation incontrôlée. Ce virage technologique offre des outils géniaux pour le beau livre papier et sa prolongation numérique.

Oui, et nous avons désormais un outil maison pour faire en interne ces ePub 3 enrichis. Le marché est balbutiant pour l’illustré, mais nous lançons le 15 décembre une grosse campagne de livres enrichis. Le vrai test a été fin 2012 avec la parution en ePub 3 de Mon musée imaginaire de Paul Veyne, grâce à de nombreux partenariats car l’entreprise était onéreuse. Il s’en est vendu 2 560 exemplaires à 14,99 euros. Et il est toujours disponible. L’obsolescence du fichier était une de nos craintes, dans ce cadre très contraint des lecteurs numériques. Si à chaque mise à jour il faut redévelopper l’ebook, ce n’est pas viable. L’autre enseignement que nous avions tiré, c’est que cette parution avait relancé les ventes de la version papier dont nous avions réalisé une nouvelle édition. La version numérique n’a pas cannibalisé son pendant papier. Peut être que dans dix ans ce sera totalement différent, mais là, au contraire, la campagne de promotion donne une deuxième vie au livre, quel que soit le support.

(1) Voir notre supplément Beaux livres, LH 969, du 11.10.2013.

Le beau livre passe au numérique

Albin Michel lance mardi 15 décembre un catalogue de beaux livres numériques enrichis, avec dix parutions simultanées de titres qui ont eu une première vie en librairie (1). Ils seront vendus sur Apple, Google, Kobo/Fnac (avec les vidéos), et Amazon (sans les vidéos) avec une décote de 30 % par rapport au prix de leur version papier. Le lecteur aura accès à des bonus audiovisuels avec des extraits de documentaires dans l’atelier de Richard Texier ou dans la tour du 13e arrondissement de Paris où 105 artistes ont été invités à s’exprimer sur les façades et à l’intérieur, des clips comme Le pont Mirabeau de Tania de Montaigne ou des images inédites de Diego Rivera en train de peindre en 1955 à Mexico, filmé par Gisèle Freund.

(1) Tour Paris 13, La Grande Guerre, Paris, Frida Kahlo par Gisèle Freund, Richard Texier, L’enfance de Bibendum ou La fabuleuse histoire des frères Michelin, La légende des 24 Heures du Mans, Picasso portrait intime, Sapeurs-pompiers de Paris : la fabuleuse histoire d’une brigade mythique, Une vie : Saint Laurent, et la remise en avant du Carnaval des animaux, du Musée imaginaire et de De Gaulle et les Français libres.

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