Livres Hebdo - Serge Paugam, pourquoi avoir choisi la Bibliothèque publique d’information comme lieu d’observation ?
Serge Paugam - La BPI désirait mieux connaître la demande des usagers en difficulté, et l’espace démocratique que représente la BPI nous intéressait, mon équipe et moi. Allait-on trouver des personnes en situation de précarité dans cet espace public et prestigieux de Paris que représente Beaubourg, là où on ne les attendrait pas spontanément ? Les pauvres ont souvent échoué avec le système scolaire, ils ont du mal avec la lecture. Comment se fait-il qu’ils viennent à la BPI malgré ces handicaps de départ et comment sont-ils acceptés par les autres usagers ? Comment utilisent-ils la bibliothèque ? Pour nous, c’était une énigme à résoudre.
Au terme de cette observation, qu’est-ce qui vous a le plus étonné ?
D’abord, j’ai été impressionné par l’importance que cette bibliothèque représentait pour celles et ceux qui vivent d’un revenu minimal et qui ont décroché du marché de l’emploi. Ils utilisent la bibliothèque non pas pour être au chaud, mais pour se cultiver. On y rencontre des personnes érudites, parfois de façon surprenante. Je ne m’attendais pas à en voir autant parmi ces populations car la grande majorité des personnes pauvres échouent dans leurs études. A la BPI, ils ont du temps, ils finissent par s’intéresser à des sujets précis et en retirent du plaisir. Certains s’astreignent chaque jour à un travail intellectuel complètement gratuit. Je me souviens d’un homme se déclarant ancien professeur d’université : il faisait les poubelles de la bibliothèque tous les jours, découpait les journaux, constituait des dossiers, tenait salon dans la bibliothèque… Ce mélange d’érudition et de dénuement est saisissant.
J’ai aussi été surpris que les personnes en situation de fragilité utilisent autant la bibliothèque pour un usage d’insertion professionnelle. Elles préfèrent venir là plutôt qu’à Pôle emploi car elles passent inaperçues, elles se sentent considérées comme des usagers ordinaires d’un espace culturel et non comme des chômeurs. Les services offerts sont considérables à la BPI. Les pauvres s’extasient et s’étonnent : « C’est gratuit, tout ça ? » C’est tout à l’honneur de la BPI de rendre possible cet accès des plus pauvres au savoir et à la culture.
Que vous inspire la thématique de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) pour son congrès annuel, « la bibliothèque, fabrique du citoyen » ?
C’est une réalité que j’ai pu observer à la BPI où le brillant universitaire n’a pas plus de droits que le chômeur en fin de droits, où des services nombreux et diversifiés autorisent la pluralité des publics et des pratiques : se plonger dans un manuel universitaire, apprendre à lire, déchiffrer une autre langue que la sienne, surfer sur Internet, regarder la télévision… Chacun choisit son propre parcours dans le même espace, c’est quelque chose de prodigieux quand on y pense. La citoyenneté ne repose-t-elle pas sur l’égalité des droits face à la culture et à la connaissance ? Ceux qui vont à la BPI éprouvent ce sentiment-là, ils font, comme disait Georg Simmel, « comme si tous étaient égaux, comme si l’on honorait chacun spécialement ». A la BNF, ce n’est pas la même chose, il faut payer pour entrer et les pauvres ne peuvent y rentrer facilement. On se retrouve parmi ses semblables, répartis par grandes salles thématiques. A la BPI, au contraire, on accepte le principe - qui me touche beaucoup - de cette ouverture à tous. Les lieux de ce type sont finalement rares dans l’espace urbain aujourd’hui. Certes, il existe des vigiles à l’entrée, mais ces derniers s’occupent de la sécurité et n’ont pas pour mission d’écarter les individus jugés « indésirables » comme cela est fréquent à l’entrée des galeries commerciales, par exemple. Par ailleurs, dans les services aux personnes en difficulté, il faut se déclarer pauvres pour pouvoir y accéder. N’exclure personne, c’est déjà reconnaître l’autre en tant que citoyen.
Depuis quelques années, les bibliothèques municipales deviennent des lieux de sociabilité et de convivialité, mettant l’accent sur l’accueil au public, organisant des débats et des rencontres. Ne contribuent-elles pas, à ce titre, à l’apprentissage de la citoyenneté ?
Oui, car la citoyenneté, c’est aussi la possibilité de rencontres, de contacts, de se voir dans le regard de l’autre et d’en ressentir un attachement fondé sur la reconnaissance réciproque. Tout usager d’une bibliothèque lève quelquefois la tête de son livre et regarde ce qui se passe autour de lui : dans un espace paisible, il observe la société se déployer sous ses yeux et peut évaluer ses disparités sociales, ses singularités, mais aussi ce qui le rattache en tant que citoyen à cet ensemble social. Il arrive qu’il soit surpris par tel ou tel comportement, des personnes dérangées mentalement par exemple à qui l’on a conseillé de se rendre en bibliothèque comme moyen thérapeutique… Accepter l’autre dont la santé mentale est fragile, à partir du moment où il ne dérange pas outre mesure la collectivité, c’est un apprentissage de la vie en société, et donc de la citoyenneté.
Les débats et les rencontres que les bibliothèques organisent sont aussi une initiative citoyenne. Il m’est arrivé de venir parler de mes travaux en bibliothèque. A Saint-Etienne par exemple, de nombreuses personnes en situation de précarité étaient venues pour un échange autour d’une question qui les concernait directement. La bibliothèque joue ce rôle de forum, c’est un espace de démocratie directe qui n’est pas réservé aux classes supérieures.
Les bibliothécaires estiment qu’ils peuvent contribuer à réduire la fracture numérique en offrant un accès gratuit à Internet et en proposant une formation au numérique. Qu’en pensez-vous ?
Internet modifie la donne en effet. On voit parmi les usagers que beaucoup viennent uniquement pour accéder à Internet. La fracture numérique existe bien. Il est difficile de se passer d’Internet aujourd’hui. Ces espaces publics permettent d’y avoir accès gratuitement, de rester connecté à la société. L’usage simple des ordinateurs est également recherché. Nous avons vu à la BPI une personne sans abri qui se servait de tableaux Excel pour comptabiliser ses courses et faire son budget, aussi modeste soit-il. Cette personne ne serait pas venue à la bibliothèque auparavant.
Il existe un débat parmi les professionnels à propos de la mission sociale des bibliothèques publiques. Certains estiment que ce n’est pas du ressort d’un tel établissement.
Je pense, contrairement à certains bibliothécaires qui veulent s’adapter à tout prix à la demande des usagers, qu’une bibliothèque ne peut pas être définie par son action sociale. Elle ne doit pas être un service social ou donner accès directement à des services sociaux, car elle ne serait plus alors un espace public pour tous. Les pauvres s’y sentiraient stigmatisés s’ils étaient renvoyés dans un espace prévu spécifiquement pour eux. La diversité fait partie de l’horizon démocratique. < L. S.
Serge Paugam et Camila Giorgetti, Des pauvres à la bibliothèque. Enquête au Centre Pompidou, Puf, coll. « Le lien social ». Voir aussi LH 948 du 5.4.2013, p. 18.