Etonnants voyageurs

Michel Le Bris : “Cela valait la peine d’y consacrer sa vie”

Michel Le Bris - Photo DR

Michel Le Bris : “Cela valait la peine d’y consacrer sa vie”

Alors que le festival Etonnants voyageurs ouvre ses portes à Saint-Malo samedi 23 mai, son fondateur Michel Le Bris revient dans un long entretien à Livres Hebdo sur l’histoire de cette manifestation qui fête son quart de siècle.

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Par Anne-Laure Walter,
Créé le 21.05.2015 à 20h03 ,
Mis à jour le 22.05.2015 à 10h23

Dès le début, vous étiez porté par une vision de la littérature que vous souhaitiez transmettre. Pourquoi choisir de monter un festival il y a 25 ans plutôt qu’une maison d’édition ?
Michel Le Bris : Mais je l’ai fait ! Quand je me suis dit qu’il me fallait de l’air pour respirer, un espace où déployer une autre idée de la littérature, j’ai fait feu de tout bois. J’ai entrepris de publier, aux éditions Phébus, des grands textes littéraires oubliés (ou ignorés en France) donnant plus de densité à cette idée : grandes œuvres de littérature “aventureuse”, récits de voyage, livres d’aventures maritimes. La route de Silverado, de Stevenson, une véritable traduction, enfin, du Moonfleet de Falkner, etc. J’en ai publié jusqu’à 12-15 les bonnes années ! Puis j’ai créé la collection “Voyageurs” chez Payot pour faire connaître la nouvelle vague des travel-writers anglais et américains (Redmond O’Hanlon, Colin Thubron, etc.) et les écrivains de langue française “oubliés” (Ella Maillart, Nicolas Bouvier). J’ai aussi créé une collection de nature writers à La Table ronde ainsi que la revue Gulliver pour rassembler les petits enfants de Stevenson et de Conrad. Le festival est venu comme en complément indispensable !
 
Pourquoi avoir mêlé littérature, documentaire et musique?
Jusque-là, les manifestations littéraires se partageaient entre des salons généralistes, lieux de promotion de l’actualité littéraire, centrés sur la signature des ouvrages par les auteurs (avec du coup peu de chances, pour les écrivains inconnus, de se faire découvrir) et les salons de genres (polar, science-fiction) tenus pour extérieurs à la “vraie” littérature. Moi, j’avais une idée de la littérature à défendre, à affirmer, ce qui supposait prioritairement des rencontres, des débats, de mettre en avant le sens : les signatures en librairie venaient en conclusion de ces échanges. Pas un salon de littératures de genre et pas un salon généraliste : un festival affirmant un choix esthétique, une conception de la création artistique et donc une conception du monde, et de l’homme dans le monde.
 
Quelle était cette conception du monde et de la littérature ?
Un monde disparaissait, un autre naissait, et j’avais la conviction que ce sont les artistes, les écrivains qui donnent à voir l’inconnu du monde qui vient. Les modes littéraires dominantes, en France, étaient alors à la contemplation éperdue de son nombril, aux petits émois – et à cette idée saugrenue d’une littérature “pure” n’ayant pas d’autre objet qu’elle-même à travers – comme disaient les maîtres penseurs du structuralisme – une mise entre parenthèses préalable du sujet, du sens et de l’histoire. Le festival était une attaque frontale contre cette vision mortifère.

Etonnants voyageurs a essaimé dans le monde avec des festivals-frères. Quel est le sens pour vous des délocalisations ?
La projection du festival dans divers endroits du monde a été pour nous capitale. Il s’est d’abord déployé en France pendant une décennie, grandissant sans cesse, élargissant le cercle de la “famille”. Puis un jour Alvaro Mutis me dit : “Si on montait un festival à Carthagène ! Carthagène-Saint-Malo ! Je vais en parler au président colombien.” Ça ne s’est pas fait, mais James Crumley a repris l’idée : “Et à Missoula, chez moi ?”  Missoula, Montana, le Q. G. des écrivains de l’Ouest américain qui étaient déjà chez eux à Saint-Malo. En 2000 nous avons sauté le pas : Bamako, Missoula, Sarajevo, Dublin, en rafale ! Ce mouvement de sortie de soi a été capital : les festivals, fruits des liens d’amitié tissés d’abord à Saint-Malo, ont toujours été organisés avec les écrivains du pays concerné, comme une aventure commune. Nous avons énormément appris. Et nous avons apporté un peu, aussi, je crois. Pour ne donner que cet exemple, toute la génération nouvelle des écrivains africains s’est affirmée à travers le festival de Bamako puis à Saint-Malo. C’est ce double mouvement qui était important : de sortie de soi et de mise en dialogue de toute cette diversité à Saint-Malo.
 
Le festival semble avoir évolué d’un salon autour d’un thème, le voyage, à une réflexion qui se poursuit d’édition en édition sur ce qu’est la littérature et ce qu'elle dit du monde.
C’est drôle, il n’a jamais été un festival de littérature de voyage. Reprenez nos archives. Les écrivains voyageurs ont toujours été une minorité : Jim Harrison, James Crumley, Alvaro Mutis, Coloane et j’en passe n’ont jamais écrit de récit de voyage ! C’est le milieu qui voulait absolument nous voir comme un salon du livre de voyage, ne voulait rien entendre de ce que j’affirmais sur la nécessaire venue d’une littérature aventureuse, soucieuse de dire le monde.
 
C’est ce que vous avez voulu faire passer dans un livre anniversaire Etonnants voyageurs, 25 années d’aventure littéraire chez Hoëbeke ?
Oui, dans cet album, j’ai réuni les textes théoriques que j’ai pu écrire et publier, et qui sous-tendent cette aventure. En même temps, ses idées fortes se sont enrichies, développées, du fait des milliers de rencontres, de débats, en se frottant au monde, en étant à l’écoute de ses mutations, à travers les voix multiples des artistes rassemblés – c’est un laboratoire d’idées tout à la fois personnel et collectif d’une “pensée-monde”. C’est ce dont je suis le plus fier, après 25 années de cette aventure. Cela valait la peine d’y consacrer sa vie.

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