Michel-Édouard Leclerc : « Je dois tout aux livres et à la littérature »
Figure emblématique du monde de la distribution, aujourd’hui « senior adviser » pour les centres Leclerc, Michel-Édouard Leclerc préside cette année le jury des cinquièmes Trophées de l’édition de Livres Hebdo qui auront lieu le 25 mars prochain au théâtre de l’Odéon. Il nous parle de sa relation à la culture, aux livres et à leur diffusion. Et, un peu, de son nouveau métier d’éditeur.
Par
Jacques Braunstein Créé le
16.01.2024
à 18h00, Mis à jour le 17.01.2024 à 09h47
Livres Hebdo : Quel lecteur êtes-vous ?
Michel-Édouard Leclerc : Je lis trois heures par jour, c’est mon mode d’acquisition des savoirs. Quatre Paris-Brest par semaine, ça donne des occasions de lecture. Je ne déjeune pas, ou peu, et je lis la presse, de la BD, des polars. Mais pas seulement : la littérature m’a forgé. Et pour l’accès à la culture, je crois au livre, sous toutes ses formes ; j’ai été nourri de livres. Mes parents achetaient leurs livres à la Presse de la cité à Brest, et à Landerneau, le libraire, monsieur Lebris, était remarquable. Gosse, je lisais beaucoup, la météo bretonne y est propice… J’ai toujours beaucoup fréquenté les librairies. Comme j’adore la bande dessinée, je fréquente les librairies de BD comme Album. Je fréquente également la librairie en bas de mon bureau, L’Arbre à lettre, rue du Faubourg Saint-Antoine à Paris. Mais aussi la Fnac Montparnasse ou les espaces culturels Leclerc à Concarneau ou à Quimperlé. J’achète parfois sur Amazon également, je regarde comment ça marche, je n’ai pas de tabou. J’aime la déambulation, y compris sur les sites, quand c’est bien fait – mais ça l’est rarement. Le diffuseur qui m’intéresse, c’est celui qui me surprend, qui met sur mon passage des livres inattendus, qui dit : « Regardez donc ! » J’aime discuter de la création littéraire, des auteurs, des prix, fréquenter les libraires. Ma sœur Isabelle a d’ailleurs longtemps été libraire indépendante. Sa librairie s’appelait l’Imagigraphe, dans le 11ᵉ arrondissement de Paris.
Quels ont été les écrivains qui vous ont marqué ?
J’ai été marqué par Kerouac, et ensuite j’ai eu envie de devenir reporter à la lecture de Kessel ou de Robert Guillain (qui fut notamment grand reporter du Monde en Asie). Une manière un peu adolescente de ne pas assumer les voies tracées par mes parents. Je suis un peu revenu à distribution en lisant Michel Serre, André Gorz ou Michel Bosquet, qui faisait une critique du capitalisme quotidien.
Et puis j’ai un goût marqué pour la bande dessinée. Je collectionne les planches, mais pas de manière addictive ou capitalistique. Vendre leurs planches permet aux grands artistes de la BD de passer à la peinture. J’aime particulièrement Bilal, Mœbius, Druillet ou Sfar, qui est lui aussi un artiste complet.
Aujourd’hui, j’édite également des livres, sous la marque MEL Publisher, lancée pendant le Covid et diffusée par Flammarion. Nous publions notamment des monographies de dessinateurs (Lorenzo Mattotti, Étienne de Crécy, Philippe Druillet…) qui ne sont ni des BD ni des livres d’art. Ce type de livres a souvent du mal à trouver sa place, et je veux développer cette activité.
À vous écouter, on a l’impression que vous êtes un intellectuel qui serait devenu épicier, ou au moins distributeur par fidélité familiale…
Dès le départ, dans l’histoire de mes parents, la réflexion sur la distribution porte sur tous les sujets. En entrant dans la distribution pour participer au changement de la société, j’ai découvert qu’il fallait s’adapter. Je ne suis pas un idéologue, il faut adapter l’outil de distribution à la demande sociale. Je suis avec les gens de terrain contre les gens qui n’ont jamais mis les pieds sur le carrelage et viennent nous donner des leçons.
Je suis braudélien, d’une certaine façon : pour moi, la fonction d’échange façonne l’échange mais également le débat social. À la fac, avec Jacques Le Goff ou Emmanuel Leroy Ladurie, j’apprenais le rôle du commerce. Mais, curieusement, nos élites savaient dire son rôle à Florence ou à Venise au Quattrocento… Et faire le lien avec la qualité des productions artistiques de l’époque. Alors que, en ce qui concerne aujourd’hui, les intellectuels ne créditent pas vraiment les galeristes, les éditeurs ou les libraires de leur rôle de diffuseurs culturels. Ils semblent avoir un mépris de l’acte marchand, alors qu’il n’y a pas de système non marchand, sans la fiscalité du système marchand…
En tant que patron d’une école, je sais qu’il faut remettre des humanités dans les écoles de commerce et d’ingénieurs (voir encadré). La littérature est une banque de donnée d’expériences partagées sur les caractères. Si on ne veut pas être prisonnier de modèles culturels, on doit s’investir dans la littérature. Le temps du livre mérite d’être défendu face aux écrans. Je ne disqualifie aucun support, mais le livre objet doit participer de la diversité des modes de connaissances.
Michel-Édouard Leclerc- Photo OLIVIER DION
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Quelle est la place de la culture et du livre dans l’économie des centres Leclerc ?
Nous croyons au métier de libraire… et nous investissons sur des libraires. Et j’ai toujours intégré la librairie dans mon rôle d’acteur de la distribution et de la diffusion. Ensuite, j’ai voulu sortir la culture des rayons pour faire des espaces culturels autonomes. Ces centres sont nés de la rencontre de propriétaires de magasins qui étaient habités par ce projet. Notamment, Nicole Bélit, qui dirigeait les centres Leclerc de Tarbes et de Pau. C’est avec elle et son mari, Marc Bélit – qui a créé la scène nationale de Tarbes, Le Parvis –, qu’on a structuré les espaces culturels Leclerc. Ils étaient porteurs d’un projet culturel pour leur région.
Aujourd’hui, nous mutualisons notre offre, nous sommes un réseau sur lequel les éditeurs peuvent compter, les écrivains viennent. Nous sommes un relais des sorties nationales comme régionales, des rentrées littéraires, des prix littéraires… Et nous avons les nôtres, les prix Landerneau, dont je préside le jury. Et ce sont les libraires qui votent, pas les patrons de magasins…
Pourquoi avez-vous accepté de présider le jury des cinquièmes Trophées de l’édition de Livres Hebdo ?
J’ai toujours intégré la librairie dans le rôle d’acteur de la distribution des centres Leclerc.
Libraire est d’ailleurs le premier job que j’ai fait dans un Leclerc… Après avoir fait des stages en boucherie, ou en fruits et légumes quand j’étais à la fac, c’est moi qui ai créé le premier rayon livres/disques en 1969, à Brest. On a lancé des espaces autonomes consacrés à la culture à partir des années 1980, puis des centres culturels Leclerc depuis 1994, et aujourd’hui on en a 228.
Les rapports avec les libraires étaient complexes quand on s’est lancés. Et ça a été long de renouer le fil et d’avoir un vrai débat sur la diffusion du livre. Des libraires comme Denis Mollat, et des éditeurs comme Antoine Gallimard, ont beaucoup fait pour qu’on parvienne à un front commun des diffuseurs du livre.
Et c’est sympa, à l’issue de toute cette histoire, d’avoir le bonheur à répondre favorablement à votre proposition de présider le jury de ces Trophées de l’édition de Livres Hebdo. Pendant quarante ans, j’ai dû justifier, à la télé notamment, que les libraires des centres Leclerc sont de vrais libraires. Aujourd’hui, je vais présider un jury où figurent d’autres libraires, ce qui est la preuve que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts.
Michel-Édouard Leclerc, « Junior influenceur »
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