Souvent, les meilleurs coups d’édition relèvent de la plus complète loterie", constate Anne-Marie Métailié. Vingt-cinq ans après le carton du Vieux qui lisait des romans d’amour de Luis Sepúlveda (2,5 millions d’exemplaires écoulés à ce jour, toutes éditions confondues), l’éditrice a conservé en mémoire chaque épisode de cette aventure un peu folle, dans laquelle elle demeure persuadée qu’il est entré "beaucoup, beaucoup de chance".
En 1992, voilà déjà treize ans qu’elle dirige la petite maison d’édition qu’elle a fondée en 1979 sous son nom. Si elle compte quelques succès d’estime à son actif, elle ne peut revendiquer qu’un seul "best-seller", somme toute raisonnable, Le bâtard de Palerme de Luigi Natoli, flamboyant roman historique dans la Sicile du XVIIIe siècle, paru en janvier 1990. "Nous en avions vendu 35 000 exemplaires, un score qui m’avait rendue crédible pour changer de diffuseur", se souvient-elle.
Illustre inconnu
A l’automne 1991, Anne-Marie Métailié signe donc un nouveau contrat de diffusion, qui la lie au Seuil. Quelques jours plus tard, elle achète les droits d’un roman signé d’un illustre inconnu, Luis Sepúlveda. L’auteur, né en 1949 au Chili, a connu les geôles du régime Pinochet avant d’être contraint à l’exil. Après diverses pérégrinations, il se fixe en Allemagne, à Hambourg. C’est là qu’il écrit son premier roman, un hymne à la forêt amazonienne et à ceux qui la peuplent. Le livre paraît d’abord au Chili, dans une maison d’édition à la fibre écologiste, puis en Espagne, également chez un petit éditeur. A chaque fois dans la plus complète indifférence.
C’est alors que l’ouvrage atterrit chez une agente allemande, Raygü de Mertin. "Nous avions eu l’occasion de nous rencontrer et nous avions sympathisé en découvrant que nous avions le même âge et le même parcours de formation", explique Anne-Marie Métailié. En pleine Foire de Francfort, Raygü de Mertin vient la trouver : ""J’ai le premier roman d’un inconnu total à te proposer, me dit-elle. Je suis convaincue que c’est pour toi." J’ai commencé à le lire dans l’aéroport, au moment de quitter la Foire. Le lendemain, je rappelais Raygü."
Pour obtenir les droits du Vieux qui lisait des romans d’amour, Anne-Marie Métailié débourse la somme modique de 13 000 francs (2 000 euros). Elle en confie la traduction à François Maspero et planifie la parution de l’ouvrage pour le mois d’avril 1992. Le tirage est limité à 3 000 exemplaires : "Les représentants me trouvaient trop enthousiaste, raconte-t-elle. Et ils critiquaient le titre. Outre qu’ils le jugeaient trop long, ils voulaient que je mette "vieil homme" plutôt que "vieux". J’ai préféré respecter le titre originel, et j’ai simplement remplacé "Un vieux" par "Le vieux"."
Pressentant qu’aucun journaliste ne s’intéressera au livre, Anne-Marie Métailié adresse un jeu d’épreuves à 150 libraires, accompagné d’une lettre personnalisée. Arrive le Salon du livre de Paris, dont les stands d’éditeurs sont, à l’époque, tenus par des libraires. "Cinq avaient lu les épreuves. Ils ont commencé à en parler autour d’eux." Michel Polac, alerté par son libraire, relaie le buzz sur l’antenne de France Inter. Résultat : les 3 000 exemplaires du tirage initial sont écoulés dès la première semaine de mise en vente. "Je demande conseil à la diffusion, qui me dit de retirer à 3 000 exemplaires, raconte Anne-Marie Métailié. Au bout de huit jours, il n’y a encore plus rien. Je redemande conseil. L’équipe m’assure que le livre a désormais atteint son potentiel et qu’il ne faut pas retirer à plus de 3 000. Je décide de ne pas les écouter et de réimprimer à 10 000."
Sur un quai de gare
Pour conforter le succès, Anne-Marie Métailié souhaite inviter l’auteur en France. Problème : elle n’a pas le budget. Mais elle réussit à convaincre les organisateurs du festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo. "J’ai fait la connaissance de Sepúlveda sur un quai de la gare Montparnasse, au moment de prendre le train avec lui pour Saint-Malo", se souvient l’éditrice. Dans la cité corsaire, Sepúlveda fait un tabac auprès du public. "Les libraires avaient amorcé la pompe, les lecteurs ont pris le relais", résume Anne-Marie Métailié.
Ce n’est qu’à la fin du mois de mai, alors que le livre s’est déjà vendu à plus de 35 000 exemplaires, que la presse se réveille, et notamment Bernard Rapp, qui reçoit l’auteur à "Bouillon de culture". Fin juin, les ventes atteignent les 50 000 exemplaires.
"En juillet, Le Nouvel Observateur me fait parvenir une demande de service de presse quasiment comminatoire. L’article, sur une page, descend l’ouvrage en flammes, sur le thème, je résume, de "la connerie écologiste". Je suis effondrée, mais les ventes repartent !" Anne-Marie Métailié termine l’année 1992 en frôlant de peu les 100 000 exemplaires écoulés.
Garder la tête froide
L’éditrice, cependant, garde la tête froide. "J’ai toujours eu une gestion de mère de famille. Un coup comme celui-là, il faut comprendre tout de suite que ça ne se répétera pas de sitôt. Et donc, il faut amortir les déficits des années précédentes et engranger, plutôt que dépenser à tout-va." Cela n’empêche pas les multiples bénéfices de l’opération : "Sur le plan financier, j’ai réglé toutes mes dettes. Mais j’ai aussi gagné la considération de l’équipe de vente. Et les libraires, après treize années d’existence, m’ont enfin vraiment repérée. Tous les titres de mon catalogue en ont profité. En outre, l’auteur était si content - l’enthousiasme du public français a permis à son livre de devenir un best-seller mondial - qu’il a parlé de moi autour de lui et qu’il m’a ramené des auteurs latino-américains. Bref, ma maison a réellement décollé grâce à ce livre."
Depuis, l’ouvrage, passé en semi-poche dans son catalogue, continue à se vendre entre 5 000 et 10 000 exemplaires par an, nonobstant les ventes en poche chez "Points". Mais Anne-Marie Métailié n’a toujours pas d’explication "rationnelle" à donner au phénomène. "Après coup, j’ai pourtant tout entendu pour justifier un tel succès. Un jour, dans une librairie, une dame qui travaillait manifestement dans le marketing décryptait la couverture pour une amie sur le mode : "On voit que c’est très travaillé et que rien n’a été laissé au hasard." La vérité, c’est que j’avais mis en couverture un tableau du Douanier Rousseau pour la simple et bonne raison que je le trouvais beau."