Le panthéon argentin compte au moins deux grands hommes, le footballeur Diego Maradona, et l'écrivain Jorge Luis Borges (1899-1986). Des génies, chacun dans son domaine, vénérés chez eux comme des dieux. Surtout à Buenos Aires, capitale cosmopolite, paroxystique, presque métaphysique. C'est dire si, en 2018, l'apparition de deux romans inédits de Borges, intitulés provisoirement A et B, fait sensation, agitation, presque tsunami dans l'opinion. On les a découverts par hasard, coincés entre deux gros pavés, dans l'hémérothèque, la section des journaux de la Bibliothèque nationale, dont jadis le grand écrivain fut directeur (à partir de 1955), jusqu'à ce que l'affaiblissement de sa vue ne lui permette plus de remplir sa charge. On sait qu'il est ensuite devenu aveugle, ce qui ne l'a pas empêché de poursuivre son œuvre, vaste, diverse, érudite, jusqu'à sa mort ou presque. Oui mais voilà, Borges, maître de l'essai, du traité, de la nouvelle surtout, n'a jamais écrit de romans !
Voilà le point de départ du nouveau livre de Mélanie Sadler, dont la sophistication toute borgésienne, les effets de miroir et de mise en abyme raviront les happy few aficionados de l'œuvre du maître portègne. Les autres pourront en profiter, Borges fortissimo lu, pour la découvrir ou la relire. Romancière, elle, Sadler déroule d'abord son affaire en deux histoires parallèles. Sur un plateau de télévision, l'ancien président de la République Castor Manam, corrompu, menteur, inculte, vient raconter la découverte miraculeuse des inédits, et prétend que c'est Borges lui-même qui les lui aurait confiés jadis, avant qu'ils ne disparaissent et ne réapparaissent à la BN. Face aux questions incisives de la journaliste Beatriz Garcia Garcia, il va se désunir mais pas sombrer. Beatriz, cependant, est persuadée d'une supercherie, et, de sa propre initiative, va enquêter.
C'est comme ça qu'elle rencontre Pia, une femme tout à fait étonnante. Indienne issue d'un milieu misérable, elle travaille pour gagner sa vie dans le boui-boui pseudo-italien d'El Patron, ainsi qu'à la Bibliothèque nationale, d'abord femme de ménage puis assistante bibliothécaire. Car Pia est une grosse lectrice, une jeune femme cultivée qui fréquente la librairie El rufian melancolico, d'Esteban et Andres. Et même, en secret, elle écrit. Tiens, tiens...
Comme souvent, les parallèles vont finir par se rejoindre : A et B seront publiés sous des titres racoleurs (50 nuances de Borges et Coup de foudre pour un requiem), faisant un tabac en librairie, et une amie de Pia, Tina, découvrira le pot aux roses. Beatriz, elle, créera sa maison d'édition !
Ce thriller intello est emberlificoté à souhait, bien mené en dépit de quelques longueurs (par exemple les exégèses borgésiennes d'Andres et Esteban sur le Quichotte), et peut se lire, au final, comme une apologie de l'écriture, de la littérature, du livre et de la librairie. Que demande le peuple ?
Borges fortissimo
Flammarion
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 19 € ; 276 p.
ISBN: 9782080277725