Ça a été complexe, mouvant. Il y a eu un moment de flottement avec la pandémie en Tunisie. C’était compliqué d’inviter certains auteurs à cause des restrictions sanitaires imposées pour les voyages. Mais, finalement, on a décidé de se lancer. Cela faisait deux ans et demi qu’on travaillait sur cet événement. On était en manque d’échanges. Ça fait un bien fou de se retrouver.
Ce congrès est-il une forme d'aboutissement au Manifeste pour une littérature monde?
L’idée était de savoir où en était plus de quatorze ans après ce manifeste, savoir si les lignes avaient bougé. J’ai l’impression que c’est le cas. Il suffit de voir les rayons des libraires qui abandonnent la distinction entre auteurs français et auteurs francophones. La pandémie a aussi changé les choses. Certains auteurs ont évolué dans leur pensée. Je pense à Kamel Daoud. Aujourd'hui, il affirme que le regard des autres ne lui importe plus. On a l’impression qu’il s’est complètement libérer de ça. Il faut parfois affronter un passé douloureux mais je pense que ce débat est utile. Quand je vois ce qui se dit lors des débats et ce qu’il se passe en dehors, il y a un travail de fond à faire et à continuer. Il est présent à Etonnants voyageurs depuis les débuts.
Le passé douloureux mais aussi l'égalité des sexes, les discriminations, l'accès à l'éducation et à la culture ont été présents dans tous les débats justement...
Dans le contexte actuel, avec les mouvements identitaires de plus en plus présents dans nos sociétés, ces questionnements sont de plus en plus nécessaires. Et les réponses évoluent : c’est en construction permanente. Souleymane Bachir Diagne le dit très bien. On doit tendre vers l’universalité. C’est de l’ordre du mouvement. C’est une humanité en devenir. Il parle d’un chemin, pas d’une liste de valeurs. Ces paroles redonnent du courage.
Quelle est la contribution d'Etonnants voyageurs à ces mouvements?
Il y avait une France qui se regardait le nombril et il y avait cette littérature d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes qui exprimait une urgence, une envie. Ça a amené un souffle d’air qui a régénéré la littérature française.
Donc "Etre français c’est parler français", comme le disait Meryem Aloui à une conférence...
C’est aussi être capable d’accueillir une langue autre que la sienne. La France a du mal à accepter sa pluralité et sa diversité.
Même le mot francophonie n'a pas la même définition en France et dans les autres pays.
Grégoire Polet, qui est belge, raconte qu’à son arrivée en France, il a été surpris de voir que le mot francophone n’avait pas le même sens que dans son pays. En Belgique, être francophone c’est se distinguer des Flamands. Quand il s’est inscrit au département d’études francophones à la Sorbonne, il pensait que cela concerne toute la langue française et il a découvert que ça excluait la littérature de France. C’est contre ça que le manifeste s’est construit. La France ne s’inclut même pas dans l’espace francophone et garde ainsi une forme de condescendance. Il y a toujours ce rapport de domination lié à la colonisation.
Comment imaginez-vous la suite après la disparition de votre père, Michel Le Bris (fondateur d'Etonnants voyageurs, ndlr), et ce Congrès?
Nous allons continuer ce travail dans le cadre du festival. Ça me semble important de poursuivre l’action de mon père. Les auteurs nous le demandent. On doit montrer qu’il n’a pas fait tout ça pour rien. J'ignorai si j'en avais l’énergie et l’envie. Mais en fait j’ai les deux et elles m’ont portée au lendemain de la mort de Michel.
Etonnants Voyageurs va évoluer?
Je fonctionne comme lui. Il faut laisser les choses se faire, à travers des rencontres humaines. Ça va se transformer forcément. L’arrivée du numérique, par exemple, n’avait pas été envisagée jusque-là. Or, ça marche bien. C’est peut-être une opportunité pour toucher un nouveau public.
Une deuxième édition du congrès est envisageable?
Je ne sais pas. On verra. Nous sommes des passeurs. On crée des ponts entre les imaginaires des auteurs. Mais il est certain, en écoutant toute la richesses de ces débats, qu'il y a une matière à exploiter.